CONTES ONIRIQUES
ALEPH
ADAM
LES SEPT PIERRES
LA FILLE DE L’ÉLYSÉE
HARALD
DASTIS
NOVALIS
"Nous rêvons de voyages à travers l'univers : l'univers n'est-il
donc pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit.
C'est vers l'intérieur que va le chemin mystérieux. En nous, ou nulle part
ailleurs, se trouve l'éternité avec ses mondes, le passé et l'avenir".
SHAKESPEARE
"We are such stuff as dreams are made of, and our little life is
rounded with a sleep.
GERARD DE NERVAL
"Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces
portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible".
ALEPH
Chacun, j’ose affirmer avec plus ou moins de certitude, aura été le
témoin ou même le principal acteur d’un rêve dans lequel il se voyait comme
dans un miroir magique, reflété en tout et au-dessus de tout, et en même temps
intimement lié et connecté à toutes choses tant visibles qu’invisibles.
Et ce rêve, qui par bonheur nous avait déjà pris dans ses bras
bienheureux dès notre naissance, avait laissé en notre for intérieur une
musique profonde et ineffaçable, qui parfois donnait à notre vie une sonorité
plus riche et plus colorée que nous ne le pensions encore aujourd'hui.
O lecteur secret, te souviens-tu de ce qui s'est passé lorsque tu t'es
réveillé au milieu de la nuit et que le silence impénétrable menaçait de
t'engloutir ? Tout ce qui t'entourait dormait d'un sommeil profond, semblable à
la mort. Il n'y avait que toi qui étais éveillé, anxieux de voir le rêve qui
t'avait mis dans cette situation inhabituelle et étrange, réapparaître
intégralement devant tes yeux. Ne semblait-il pas sommeiller dans chaque
cellule de ton corps, brillant et scintillant comme un serpent magnétique et invisible
qui, en entendant ton appel, se précipitait vers le centre de ton front avec un
mouvement souple et rapide comme l’éclair, et te révélait à nouveau les images
de ton rêve cosmique ? Quelle dimension inconnue n'aura pas ainsi gagné ton
rêve, quel délice indescriptible, quelles énigmes constellées ne se sont pas
manifestées à toi en ce seul moment magique où ton corps prît spontanément les
dimensions de l’univers ! Mais devant ces flots de plénitude, l'homme ordinaire
préfère plutôt prendre la fuite et sa fermeture à l'inconnu, son désarroi
devant le mystère, sa peur enracinée devant l’infini et son indécision devant
le renouveau l'enveloppent à nouveau, sans qu’il s’en aperçoive dans les voiles
protecteurs de l'oubli.
Néanmoins, je tâcherai maintenant de retracer un événement pour le moins
marquant, sinon magique, qui m'a pris dans ses bras de manière si miraculeuse
et inattendue lors d'une de mes randonnées quotidiennes.
C'était en automne, un de ces jours d'octobre dont la beauté charnelle
et la plénitude palpable me sont restées inoubliables. La lumière se revêtait
des plus belles couleurs automnales à travers les feuilles mordorées et
paraissaient se transformer en nectar dans la bouche. Elle bourdonnait dans l'air
cristallin. Tout semblait tinter et résonner en réponse à sa venue, tout ce qui
était éphémère se remplissait de l’élixir inconnu qui versait la vie et la mort
dans un même récipient. Des gouttes de lumière tombèrent des arbres comme du
miel exquis. Des arcs-en-ciel se promenaient, s'enlaçaient, tournoyaient en
arcs de plus en plus haut, jusqu'à ce qu'ils se brisassent dans les flèches
irisées du soleil. Des cascades de couleurs vives se déversaient sur ce monde
chancelant, vacillant et pourtant solidement ancré à ses extrémités. Des
particules de lumière les plus fines et les plus légères dansaient et
ondulaient, des nuées d’insectes et d'éphémères ivres de soleil s'agitaient
dans l'air encore chaud. Ici et là, une feuille flétrie tombait lentement sur la
terre fumante et odorante, comme une étoile délicatement détachée par une main
invisible. Chaque pas dans la forêt enchantée était un plaisir silencieux,
chaque respiration un délice inexprimable. Les poumons ouvrirent puissamment
leurs ailes. Le nez dilata ses narines et le corps entier semblait vouloir se
blottir dans cette dernière apogée
d’extase forestière avant qu’elle ne se meure pour de bon.
Soudain, venant des lointains laiteux et bleutés, un vent se mit à
souffler puissamment dans les arbres les transformant d'un coup en orgues
géantes ; il arrachait littéralement de leurs branches et de leurs rameaux des
essaims de sons insoupçonnés, les chassait et les faisait tourbillonner dans
l'air agité en les dispersant finalement dans les bois épais.
Mais la terre était encore assez vigoureuse et sereine, et elle
propulsait en toutes choses, peut-être pour la dernière fois, l'essence
laiteuse et nourrissante émanant du sein de sa maternité abyssale.
Ô indicibles métamorphoses de l'automne ! Combien de temps résisteras-tu
encore à la main glaciale qui tente déjà par petites avances à t'envelopper
dans le vêtement de lin blanc et uniforme de l'hiver ?
Un coup de sifflet strident me tira de mes rêveries. Je regardai autour
de moi, perplexe, mais ne trouvant nulle part l'origine de ce sifflement aigu
je continuai mon chemin. Un ricanement dont la clarté débordante et pétillante
continue encore aujourd'hui à résonner dans mes oreilles, me troubla de plus en
plus, d'autant plus que je l'entendais maintenant tout près de moi. Je vérifiai
une nouvelle fois les alentours, cherchant même derrière les arbres et leurs
branches, pensant qu’un autre promeneur voulait peut-être me jouer un mauvais
tour. Mais comme, malgré une inspection minutieuse des lieux, je ne trouvais
rien de suspect je poursuivis bon gré mal gré ma route, presque à contrecœur,
quand soudain j'entendis une voix d'enfant me héler au-dessus de ma tête :
"Hé, toi !” Instinctivement, je levai les yeux vers le haut et, à mon
grand étonnement, je vis un garçon assis entre les innombrables rameaux et
branches dont la beauté indescriptible me pénétrait comme un éclair !
Ses cheveux lumineux, comme tissés par le soleil, ses yeux ronds et
brillants comme une paire d’étoile fixe, sa bouche rose et finement dessinée,
ses joues joufflues et dorées, toute son apparence me frappa comme une
apparition ineffable.
"De loin déjà, je t'ai vu et entendu tes pas dans la forêt. Chaque
homme, tout comme chaque animal, a sa propre démarche et son rythme particulier
qui permettent à celui qui le sait, de les reconnaître immédiatement. Mais la
plupart des êtres, sans s’en apercevoir, ne font que tourner en rond et se
perdre sans laisser une seule trace. Seul quelques-uns rentrent en euxmêmes et
font le premier vrai pas". Et il continua :
"Il est rare que des gens passent par ici sans faire de bruit. »,
poursuivit-il avec un air un tantinet goguenard qui ne dura heureusement pas
longtemps. Bientôt, ses yeux brillèrent à nouveau de tout
leur éclat et l'enfant me demanda comme s’il voulait m’encourager à parler,
comment je m'appelais.
"Harald", lui répondis-je.
"Et quel est ton nom ô enfant mystérieux ?" hasardai-je sans
m’attendre à une réponse de sa part.
Il me regarda à nouveau d'un air plutôt interrogateur, et je ne sais pas
pourquoi je regrettai si profondément ma question.
"En fait, je n'ai pas de nom, mais si tu veux absolument me donner
un nom, appelle-moi Aleph", répondit-il avec un petit sourire malicieux sur les lèvres. Quelque chose semblait se passer en lui, qui ne
concernait visiblement que moi, et à ma grande surprise, je me mis soudain à
prier dans mon for intérieur de ne pas m’avoir aliéné cet enfant. Il me regarda
à nouveau droit dans les yeux et me posa finalement cette étrange question :
"Tu sais écrire sans faire trop de fautes comme toutes les grandes
personnes ?"
"Bien sûr !" me suis-je exclamé avec une sorte d’enthousiasme
reconnaissant de pouvoir enfin lui répondre si spontanément et de toute mon
âme. "Attends", dit-il enfin d’une voix
prometteuse. “Je vais descendre ! »
Je ne sais plus comment il avait pu apparaitre si promptement devant
moi. J'avais l'impression d'être suspendu entre le rêve et la réalité avec une
bonne dose de vertige. "Assieds-toi", m'ordonna l'enfant.
Et j'étais déjà assis ! Oui, je prenais plaisir à obéir à cet enfant
divin, quels que soient les ordres abscons qu'il allait me donner dorénavant -
d’ailleurs comment aurais-je pu m’y opposer ? Il m'attirait de plus en plus
irrésistiblement, les liens invisibles qui m'attachaient à cet enfant
enchanteur se resserraient irrévocablement.
"Tu n'aurais pas quelque chose à écrire ?", me suggéra-t-il.
Ce n'est qu'à partir de ce moment-là que j'ai commencé à comprendre où
il voulait en venir. Effrayée, je passai mes mains dans toutes les poches,
retournant désespérément la doublure vers l'extérieur, mais tout ce que je
trouvai fut un vieux bloc-notes en lambeaux et, comme seul instrument
d'écriture, un crayon rabougri et rongé certainement par un effort de
concentration trop prolongé. Je rougis jusqu'aux oreilles et lui montrai
finalement le maigre résultat de ma vocation d'écrivain, ce qui le fit éclater
d’un bon rire. Mais j'avais franchement envie de pleurer.
Un sifflement strident me fit à nouveau sursauter. Qu'est-ce que cela
voulait dire ? Qui Aleph invoquait-il ?
L'enfant posa délicatement son index sur ma bouche et murmura tout
doucement : "Chut !"
Puis il fit quelques pas en avant et se mit à écouter. La forêt entière
semblait se taire et écouter attentivement avec lui. Moi-même, je n’étais
qu’une oreille, à l'affût d'un son salvateur dans ce silence plutôt pesant. Une
feuille qui venait de se détacher d'un arbre géant, semblait tourner
indéfiniment dans les airs, tomba finalement d'un coup sec sur la terre et
resta là dans une attente sans fin.
Un archet de violon semblait glisser sur les cordes rayonnantes de la
lumière du jour. Un son omniprésent approchait de manière inquiétante. Quelque
chose d'indicible semblait se préparer. Mes yeux furent soudain comme éblouis
par un grand oiseau blanc qui fonçait droit vers nous. Je me suis jeté à plat
ventre sur le sol, persuadé que ma dernière heure avait sonné. Mais bientôt il
me sembla entendre à nouveau les paroles confidentielles de l'enfant qui
commençait à négocier avec la créature fabuleuse venue des régions éthérées et
inconnues de l’être humain (pardonnez-moi cette description plutôt compliquée
et déformante, mais c'est exactement ce qui me trottait jadis par la tête) dans
une langue qu’aucune école sur terre ne saurait enseigner.
Leur conversation, pour autant que j'ai pu en juger à l'époque, ne dura
que quelques instants.
Un battement court et bruyant d'ailes annonça finalement le départ de
l'oiseau géant qui s’éloigna aussi rapidement qu’il était venu quand une main
familière caressa doucement le désordre impromptu de mes cheveux. Un nouveau
courant rédempteur de vie inonda mes membres exténués. Je regardais avec
gratitude le visage rayonnant de l'enfant qui me tendait en triomphant une
plume blanche dans sa main droite.
Je n'ai cependant pas pu prendre de suite cette plume immaculée et
lumineuse dans ma main encore tremblante. Ce qui s'était passé précédemment
était encore trop présent en moi. En secret je reprochais subitement à l'enfant
de me torturer de cette manière étrange et surhumaine.
"Prends-la ! ", me tança-t-il énergiquement.
"Je vais te dicter maintenant mon rêve !”
Je pris mon courage à deux mains et saisis la précieuse plume. Elle
était si légère et en apesanteur dans mes mains que je dus déployer toute ma
force et concentration pour ne pas la relâcher.
Mes doigts se pressaient littéralement autour de sa mince penne qu'une
force inconnue tirait irrésistiblement vers le haut. Pendant que je passais mon
temps à maîtriser l'outil d'écriture récalcitrant, l'enfant était déjà à la
recherche d'autres choses qui, me dis-je alors, devaient certainement être en
rapport avec la plume.
Bientôt, il revint et étala devant moi une multitude de feuilles dorées
qui, je supposais, devaient remplacer mon bloc-notes délabré. Seul l'enfant
devait savoir d’où venaient ces feuilles magiques, désormais destinées à
l'écriture. C'est à ce moment-là que je découvris à nouveau à quel point le
quotidien pouvait être riche en surprises et miracles.
"Nous pouvons enfin commencer", chanta-t-il, avec une voix
aussi joyeuse que prometteuse, en me montrant une pierre turquoise qu'il avait
dû également trouver dans la forêt. Une cavité formée dans un bloc de roche,
dans laquelle s'était accumulée l'eau de pluie de la veille, allait bientôt me
révéler la destination de cette pierre précieuse. Aleph, je vais maintenant
l’appeler par son vrai nom, s'était entre temps rendu sur le rocher en
question. Je le suivis avec une attention croissante. Quels dons merveilleux ne
possédait pas l’enfant ! Une fois de plus, je n'en crus pas mes yeux lorsqu'il
dissolvait rapidement la pierre dans l'eau de pluie en la frottant fermement
contre les parois concaves de la cuvette. Une teinture laiteuse d'un bleu
profond fut le résultat de cette opération alchimique.
Il prît ensuite une feuille intacte et la façonna si habilement en une
coupe pour en faire finalement l’encrier destiné à récolter le liquide d’azur.
Aleph le remplit et me le tendit. Ce faisant, il me débarrassa de la plume et,
à mon grand étonnement, la mît dans ses cheveux débordant de boucles. Nous retournâmes à notre place quand Aleph me
tira subrepticement par la manche en me montrant l'arbre dans les branches
duquel il m'était apparu pour la première fois. Ce n'est qu'à ce moment-là que
je me rendis compte que cet arbre était bien différent des autres. Il n'était
pas aussi haut, mais ses innombrables ramifications s'étendaient de tous les
côtés en parfaite harmonie, et touchaient même le sol avec l'extrémité de leurs
branches. L'abondance indescriptible et l'éclat chatoyant de son feuillage
automnal, son enracinement puissant dans la terre qui lui semblait être
totalement soumise, son tronc
tortueux et serpentin, sa croissance primitive et
démesurée lui conféraient un aspect majestueux, voire vénérable, que je n'avais
encore jamais pu observer auprès d’un arbre.
"La nuit dernière, alors que je dormais dans sa vaste demeure, je
fis un rêve merveilleux que je m’apprête maintenant à te dévoiler », ainsi
lentement Aleph commença son récit en me tendant la plume ensorcelée qui ornait
jusqu’alors sa tignasse blonde et échevelée.
Je n'oublierai jamais l’instant lors que je plongeai pour la première
fois la plume magique dans l’encrier de fortune et traçai les premières lettres
sur la feuille avec rapidité et légèreté.
Quelque chose d'indicible
semblait descendre sur nous, quelque chose de si intime s’ouvrit comme une
fleur dans de nos cœurs - un accord secret et silencieux, une communion qui
dépassait toutes les limites, une lumière qui brillait de mille feux et de
grâces, un parfum doux et indomptable, quelque chose que nous autres humains
appelons succinctement et sèchement par le mot qui pourtant fait vibrer tout
l’univers : AMOUR.
"Dès que je me suis endormi", c'est ainsi qu’il commença sa
narration, “Je rêvais que l'arbre sur lequel je m’étais assoupi, s'était
transformé en arbre de vie. Un puissant bruissement se faisait encore entendre
dans ses cimes, puis le silence régna à nouveau en maître. Comme enchantée,
j’ouvris mes yeux et je vis toutes les étoiles, les galaxies et les planètes
accrochés comme des boules sur ses branches et sur ses rameaux comme des
gouttes de rosée imprégnées de lumière. De temps à autre, une étoile s’en
détachait et tombait dans l'abîme bleu sans fond. Des vagues d’amour se
succédèrent à l'infini dans l’espace constellé. Chaque vague était un chant
bienheureux, et chaque chant était un nouveau et joyeux message de l'amour tout
puissant. Chaque instant était une vibrante éternité. Le futur et le passé
s'unissaient dans une omniprésence ineffable et omnisciente de l’Intemporel. De
douces harmonies parvenaient à mes oreilles. Mais soudain, une voix a murmuré à
l’oreille : "Ce n'est pas encore toute ma félicité ! "
Avant que je ne comprenne ce qui m'arrivait, une cascade de vagues
déferlantes m'entraîna dans les profondeurs jusqu’à la terre. Lorsque je me
réveillais à nouveau une multitude d'étoiles filantes défilèrent à nouveau
devant mes yeux émerveillés et tombèrent en tintant comme des clochettes sur la
prairie jonchée de cristaux et de rosée. Des fleurs blanches et bleues en
jaillissaient partout en formant des cercles de plus en plus grands. Un parfum
merveilleux embaumait l'espace. Une étoile géante, qui semblait illuminer
toutes les étoiles du firmament, captiva toute mon attention. Plus je la
regardais, plus elle me paraissait mystérieuse et me rappelait étrangement ma naissance.
Sa lumière vivante projetait en moi des rayons charismatiques. Comme touché par
une baguette magique, je me mis à chanter doucement une chanson millénaire.
Avec une douceur infinie l'étoile du soir me prit alors dans ses innombrables
bras. Je me rendormis.
Un concert d'oiseaux partout en liesse me réveilla de nouveau. Déjà le
ciel empourpré répandait les premières roses sur les collines verdoyantes. Le
firmament tout entier semblait s'élargir et s'arrondir. Les fleurs se levèrent
l'une après l'autre et regardèrent avec des yeux extatiques la lumière
matinale. Une légère brise caressait la faune et la flore. Une colonne de
lumière dorée s'élevait toujours plus haut dans le firmament de diamant. Tout
était comme rempli d'une attente inexprimable. C'est alors que, tout près de
l’horizon rosissant, le soleil ouvrit d’un seul coup sa porte de gloire et de
triomphe et jeta ses premiers rayons de bénédiction sur la terre mère.
"Ô bienheureuse lumière ! Toi qui portes la vie en ton sein et la
joie dans ton giron ! Tu nous gratifies et nous bénis de tes rayons
bienfaisants et tu nous ouvres et nous guides sur le chemin vers ta gloire et
ton amour ineffable ! " A peine
avais-je parlé ainsi que l'épée flamboyante du soleil avait percé mon cœur et
mit en feu tout mon corps et tous mes sens. Tout mon être fut rempli
brusquement de sa puissante lumière. Ma force semblait incommensurable, mon âme
s'élevait vers des profondeurs et des hauteurs insoupçonnées. La terre entière
semblait trembler et pousser des cris de joie, mais à nouveau j'entendis la
voix toute puissante me dire : "Ce n'est pas encore toute ma félicité !
" A cet instant, je sentis le souffle d'Aleph sur mes joues. Pendant tout
ce temps, il semblait s'être penché sur mon épaule et avoir suivi attentivement
l'évolution de son rêve sur les feuilles qui se remplissaient au fur et à
mesure de caractères bleutés. Il ne s'est apparemment pas rendu compte que je
l'observais furtivement de temps en temps lorsque mon activité d'écrivain me le
permettait ou lorsqu’il faisait une petite pause.
Une fois de plus, son haleine parfumée de rose m'effleura. Il semblait
vouloir à tout prix lire ce qu'il m’avait dicté jusqu'à présent. Sur mon épaule
gauche, je sentis une pression douce de sa main d’enfant. Il m'avait entourée
d'une accolade amicale comme s'il voulait me communiquer bien plus encore son
rêve féerique.
"Mon corps et mon esprit ne faisaient plus qu’une seule entité” poursuivit-il.
"Je pouvais m'élargir et me faire tout petit, m'alourdir et m'alléger à
volonté. Je volais à la vitesse de la lumière dans un univers composé de
milliers de mondes s’enchaînant et s’enroulant les uns aux autres. J'avais
l'impression de voler à travers mon propre corps. J'ai vu la face cachée de la
lune. Elle regardait constamment dans la direction du soleil comme hypnotisée.
Un sourire énigmatique, semblable à celui d'une madone, se dessinait sur ses
lèvres argentées. Soudain, je n'aperçus plus qu'une barque nacrée sur laquelle
je vis la prêtresse de la nuit jouer de la lyre et chanter. Le son magique et
ensorceleur de sa voix, la douce saveur de son chant, le parfum de bois de
santal de ses cheveux flottant au vent cosmique m'enivraient de plus en plus.
Plus elle chantait, plus elle pinçait les cordes délicates de sa lyre, plus sa
barque semblait s'élargir et s'arrondir, jusqu'à devenir la pleine lune qui à
son tour fondit en une perle lumineuse et disparut dans l’abîme. Je me trouvai subitement face au sanctuaire du
monde cosmique, dont le représentant visible était le soleil. En son centre,
sur une fleur de lotus rouge, reposait le dieu flamboyant de la création. Ses
myriades de rayons enlaçaient l'infinie diversité de la création. Autour de lui
se déployait telle une fleur aux innombrables pétales, la foule bienheureuse et
infinie des génies.
Un chant immense s'éleva. Un ange bleu en sortit soudain et m'embrassa.
Je fondis dans sa lumière solaire quand j'entendis à nouveau la voix qui
semblait venir de nulle part m’arriver de partout : "Ce n'est pas encore
toute ma félicité !"
Je me suis à nouveau réveillé sur l'arbre de vie. Je vis à nouveau
toutes les étoiles, les planètes et les galaxies allumer leurs petites
lanternes dans la voûte céleste. Je vis la Mère de Dieu préparer son banquet
pour la nuit de noces et je soupirai en moi-même :
« Ô Père céleste et ineffable, que veux-tu encore me révéler ? Toi qui
m’as déjà si comblé ? " J'avais à peine murmuré ces mots dans la nuit
constellée qu'une fontaine jaillissant sous mes pieds m'emportait à toute
allure vers des hauteurs inconnues.
Je semblais grandir de plus en plus. Toute la création entrait dans les
indénombrables cellules de mon corps et sortait par vagues et cascades par le
lotus dans mon cœur.
Mon âme, tel un paradisier sortit de l’œuf cosmique, puis vola d’univers
en univers et chaque battement d’aile fut l’expression parfaite d’une joie et
d’une béatitude toujours renouvelées.
Ce fut tout mon rêve. Quand je me suis réveillé, j'ai vu le matin
pointer à l’horizon. Au-dessus de moi, sur le sommet de l'arbre, un merle
chantait avec frénésie. Une légère brise agitait les feuilles dorées. L'arbre
s'illumina soudain d'une lumière cuivrée. Partout sur la terre les créatures
ouvrirent leurs yeux ébahis. Dans un éclair de lucidité, je reconnus toutes ces
parties de la création remplies du feu éternel dont l'expression la plus
parfaite était le soleil qui s'élevait au-dessus de sa création lumineuse avec
un amour total et indéfectible. Tout était inséparable, indissoluble, mû par un
même élan vers le même créateur. Ses liens finement tissés et invisibles
s'étendaient à l’infini jusqu'aux galaxies et aux étoiles fixes les plus
lointaines et même par -delà. Même le plus petit atome était un élément
indispensable à cette joie, de cette unité et de cette harmonie omniprésente.
Le plus petit atome portait déjà en lui l'univers entier et l'étincelle sacrée
du feu solaire dans son noyau en fusion ! Et c'est justement pour cette raison
que toutes les choses s'efforçaient depuis l’éternité de se rapprocher de plus
en plus du Divin, chacune à leur manière particulière pour dire l’indicible,
pour rendre visible l’invisible, pour la joie d’exister et vivre l’unique
aventure de devenir comme Lui !
Et je ne voyais nulle part de limite fixée à cette aspiration unifiée.
Une fois de plus, une vision indélébile m'envahit. Je vis la promesse de
l'avenir, l'âge d'or de l'humanité, l'épiphanie de la révélation divine sur la
terre.
Les enveloppes protectrices de la terre avaient disparu. Il n'y avait
plus de ciel bleu, du moins pas de la manière dont l’on le voit ou le pense
encore aujourd'hui. Le soleil formait un trou noir dans le firmament et
envoyait son énergie sans entraves sur
la terre par vagues successives et rythmées comme un battement de cœur. Je ne
pouvais plus distinguer où était le ciel et où était la terre, car ils
formaient désormais une unité et une harmonie parfaites. Tout était comme fondu
dans un seul bloc en or. Au milieu du jour on était capable de voir les étoiles
les plus brillantes et entendre leur chant. Je voyais les choses visibles
devenir invisibles et les choses invisibles devenir visibles. Oh, si je pouvais
te dire dès aujourd'hui tout ce qu’il m’avait été donné de voir ou d’entendre,
mais il me manque encore les mots pour le dire ! "
Un vent glacial souffla tout à coup à travers le bois automnal, arracha
une multitude de feuilles mortes et les jeta dans l’air tourbillonnant. Une
ombre semblait se glisser à travers la forêt en gémissant jusqu'à ce qu'un
rayon de soleil lui rendît de nouveau tout son éclat. "Est-ce je peux te
poser une question", murmurai-je timidement à Aleph, après être resté
longtemps silencieux et comme paralysé par son bouleversant récit.
“Je ne sais pas comment te le dire", balbutiai-je, "mais aussi
étoilé, aussi mystérieux, aussi merveilleux et prometteur que puisse me
paraître ton rêve, rien ne pourra jamais remplacer ce jour où je t'ai rencontré
et fait ta connaissance.”
Je n'étais décidément pas satisfait de ce que je venais de dire. Il me
manquait tout à coup les mots justes pour lui exprimer clairement et
complètement tout ce que je ressentais de manière si impérative à ce moment-là.
J'aurais peutêtre mieux fait de me taire.
L'enfant me regarda longtemps avec un étrange mélange de tristesse, de
joie et de sérénité. Enfin il me dit : "La fleur s'épanouit pour tous,
comme le soleil envoie ses rayons dans le vaste espace à la rencontre de chaque
créature. Si donc la fleur venait à s'épanouir devant tes yeux, cela ne
signifie pas pour autant qu'elle ne se donne qu’à toi tout comme le soleil
éclaire la marche de tout un chacun. N'oublie pas la cohérence des choses,
n'oublie pas qu'un seul amour les fasse se mouvoir et avancer ! Et si, selon
toutes les apparences, l'un est plus proche du but que l'autre, ils ont tous
sans exception la promesse de diner un jour à la même table avec le Suprême.
Que le plus haut puisse accorder et donner le même amour au plus bas de
l’échelle humaine comme au plus grand, est sûrement le plus grand secret de
l'univers et en même temps sa plus grande victoire et sa plus grande force.
C'est pourquoi je te somme maintenant de garder précieusement mon rêve et tout
ce que je viens de te raconter.
Peut-être un jour ou un autre sera-t-il
visible et lisible pour tout le monde.” Une douleur jamais ressentie me
submergea soudainement. Je sus pertinemment que je ne pouvais plus retenir
Aleph et que les adieux étaient toutes proches. Il s'était déjà retourné et
s'éloigna, léger comme une plume vers le couchant.
Sa silhouette se perdait de plus en plus entre les colonnes sombres de
la forêt. Un dernier rayon du soleil filtra à travers l'épais feuillage des
arbres, et son épée flamboyante tomba directement sur la tête d’Aleph. A cet
instant, il se retourna et leva la main droite pour me saluer une dernière
fois. Une dernière fois il me fut permis de voir toute la plénitude de son
visage.
Une bourrasque de vent souffla à nouveau avec force et emporta une
nouvelle masse de feuilles tourbillonnantes dans la profonde clairière de la
forêt. Mes yeux cherchaient en vain. J‘eus voulu à cet instant précis me jeter
à ses pieds et ne plus me relever mais Aleph s’était évaporé comme par magie
dans la nuit tombante.
Tout à coup, la plume m'échappa des mains et s'envola aussitôt. J’eus
beau tenté de la rattraper. En quelques secondes elle était hors de ma portée
et disparut dans le ciel. Je cherchais mon souffle, un seul repère, une pensée
claire. J'étais comme anéanti. Ce n'est qu'à grand-peine que j'ai pu retenir
mes larmes. J'étais seul dans la forêt sombre, désemparé par mon impuissance de
pouvoir ramener Aleph. "Le rêve ! Le rêve !" crus-je entendre comme
une consolation joyeuse dans les bois attristés.
« Bien sûr ! Le rêve ! Pourquoi ai-je pu l'oublier si vite ! » Je me
reprochai ma négligence et m’empressai aussitôt de me rendre aux endroits où
j'avais laissé mes feuilles.
Heureusement et à mon grand soulagement, le vent d'automne qui soufflait
de plus en plus fort, les avait épargnées. Avec beaucoup de tendresse, comme si
elles étaient à la fois le bien le plus précieux et le plus fragile sur terre,
je les rassemblais une à une dans mes mains et les serrais contre mon
cœur.
Dans le ciel les premières étoiles s’allumèrent déjà. Partout il me
semblait voir les yeux d'Aleph briller à nouveau et sourire à travers elles en
secret. Une étoile filante traversa comme une flèche le firmament scintillant.
Une larme coula sur ma joue. Une fois encore, les images vivantes de la journée
défilèrent devant mes yeux. D'un seul coup je compris le message universel
d'Aleph, sa venue et son départ. La terre semblait prête pour l'avènement de
l'amour tout puissant. Et personne, même la plus dure et la plus récalcitrante
ne saurait échapper à son irrésistible pouvoir.
Vite, en larmes, presque fou de bonheur, je regagnais en courant ma
maison pour remercier le Ciel de cette miraculeuse rencontre et du tournant indescriptible
qu’elle avait donné, sinon redonné chaque jour et encore aujourd’hui à ma vie
par Aleph !
Adam ou La naissance du
conte de fée
C'était fait !
Du vaste espace incommensurable jusqu'aux plus infimes choses
sur la terre, tout était désormais à la place qui lui avait été assignée et
pouvait maintenant jouir en liberté de toute la création infinie. Le démiurge
sans âge et à la barbe blanche se frotta avec allégresse ses mains noueuses et
ridées. C'était vraiment beau à voir comme toutes les rouages se mirent à
tourner et mirent l’univers en mouvement. C’était si édifiant de contempler les
étoiles scintiller au firmament et c’était si amusant de regarder la petite
mouche à viande se colorer dans le premier crépuscule, toute contente de son
autosuffisance. En vérité, ce fut une création divine et irréprochable qui fit
toute la fierté et la gloire de son créateur. Et Dieu put enfin s'allonger sur
son lit préparé par les anges et s’endormir pour un repos bien mérité après
avoir ahané et œuvré sans relâche pendant des jours et des semaines. Alors il
s'étendit de tout son long au- dessus de son chef-d'œuvre, la bouche grande
ouverte et commença à ronfler. Mais à peine avait-il fermé ses yeux que déjà,
ici et là, des grondements et des agitations commencèrent à se faire entendre.
Notamment sur la terre où les créatures regardaient avec une envie
irrépressible les étoiles lointaines et bienheureuses brûlant paisiblement leur
encens dans le ciel sans se soucier de la lutte quotidienne qui faisait rage
sur terre pour la survie ! Il ne fut donc pas étonnant que cette agitation
aveugle et sauvage ne tarde pas à arriver jusqu’aux oreilles de Dieu ! Les cris
de colère et les blasphèmes séditieux sur la terre finirent par le réveiller de
son sommeil profond et réparateur. Son visage couperosé se contracta en une
profonde colère lorsqu'il découvrit ce qui se passa sur la terre en son
absence. Alors d’un seul bond le Tout Puissant se leva et descendit avec fureur
les mille marches dorées jusqu’au foyer de troubles qui se répandait peu à peu
sur la terre, afin de punir sévèrement les coupables et de remettre l'ordre
avant qu’il ne soit pas trop tard. En l'espace de quelques heures, des tempêtes
dévastatrices et des incendies apocalyptiques se déchaînèrent et écrasèrent
dans leur passage tout ce qui ne pouvait pas s'enfuir. Les fleuves et les mers
débordèrent, les pluies incessantes engloutirent le reste. Seules quelques créatures chanceuses avaient
survécu à ce jour funeste. O violente est la colère du Dieu se lamentaient
alors les terriens marqués au fer rouge. Alors Dieu s'éloigna da la terre en
laissant derrière lui ses feux destructeurs et ses comètes flagellants. Dans sa rage aveugle il avait presque tout
détruit !
Plusieurs années s’écoulèrent depuis ce grave cataclysme,
sans que quiconque osa ouvrir sa bouche à moins que ce ne soit pour manger.
Les plaies étaient encore trop fraîches et l’angoisse et la
peur régnaient toujours en maître. Tout le monde se sentait seul et abandonné
et les nuits n'apportaient plus leur lot de de réconfort, car le sommeil était
lourd et hanté par toutes sortes de fantômes et de cauchemars et mille chagrins
déchiraient le cœur des pauvres créatures. Dieu, quant à lui, veillait sans relâche.
Depuis ce jour mémorable qui semblait avoir mis toute sa création sens dessus
dessous, il n’arrêta pas de ruminer et de se mortifier et la dent empoisonnée
du remords le rongeait de jour en jour. Qu'est-ce qui l'avait alors poussé à
user de ce châtiment effréné et effroyable ? N'aurait-il pas été plus sage et
plus divin de laisser sa création terrestre à son sort, jusqu'à ce qu’elle se
tourne à nouveau vers lui en lui demandant de l'aide ? À quoi bon surveiller
étroitement la Terre et inspirer peur et chagrin à ses habitants au lieu de les
réconforter ? A quoi bon créer un fossé infranchissable entre lui et sa
créature ? Tout était sa faute !
Soudain, une idée lumineuse traversa l'esprit de Dieu ! Oui,
il voulait créer un être qui servirait de lien entre lui et sa création, et cet
être serait en même temps son messager et leur confident.
Une fois de plus Dieu travailla d’arrache-pied. Se dépassant
lui-même, il créa finalement le premier homme et l'appela Adam. Après avoir
achevé l’œuvre la plus ardue et la plus perfectionnée, il la déposa finalement
sur une colline verte au beau milieu d'une nuit éclairée par la pleine lune en
espérant qu’elle s'éveillerait dès le lendemain matin.
Le sommeil voilait encore les yeux bourgeonnants du nouveau-
né, mais sa poitrine se remplissait déjà de l’air pur er rafraîchissant inspiré
par ses narines. Une dernière fois son procréateur le contempla avec
satisfaction et émerveillement et s’en fût gaillardement avant les premières
lueurs de l'aube.
Le matin se leva répandant sa nouvelle promesse sur la terre.
Adam ouvrit les yeux et s'agenouilla instantanément devant la lumière royale
qui brillait maintenant dans toute sa splendeur. Puis, dans une coupe remplie
d'eau, il esquissa son premier salut au dieu soleil et lui rendit hommage. Et
l'astre solaire bénit en réponse son nouveauné.
Adam, le cœur riant et léger, se dressa et entra pour la première
fois dans son nouveau royaume.
C'était un dimanche, le jour du Seigneur. Sur la terre un
immense arc-en-ciel étala ses couleurs. Toutes les sources chantèrent. L'air était si clair et si pur et le soir
résonnait comme un son de cloche en or.
La lune leva l’encre et fit glisser sa nacelle argentée sur l’horizon
crépusculaire. Les étoiles communiaient en chœur en entonnant une chanson
céleste. Un météore fendit la nuit enchantée. Alors les yeux d'or d'Adam se
refermèrent et se tournèrent vers l’intérieur.
Les jours et les années passèrent sans aucun incident ou
événement perturbateur. Depuis que le Fils de Dieu foulait le sol de la terre,
les quatre piliers de l'ordre cosmique étaient à nouveau solidement ancrés dans
les continents, et on ne sentit plus le lourd fardeau du temps sous la nouvelle
influence de l'éternité. Tout poussait avec une grâce juvénile, fleurissait
dans l’âge et mourait avec dignité. Les oiseaux chantaient plus fort que jamais
et on pouvait parfois entendre un ruisseau clapoter joyeusement lorsque le Fils
de Dieu passait près de lui. Tous les animaux et toutes les choses aimaient
Adam, dont la présence avait quelque chose d’immensément réconfortant. Ils
savaient au fond d'eux-mêmes qu’il n'aurait pas pu faire le moindre mal ou la
moindre injustice à quiconque sur la terre.
Mais ce qui les encourageait et semblait les délivrer d'un
chagrin inconnu, c'étaient les paroles messianiques d'Adam lorsqu'il parlait de
Dieu de manière toujours plus extatique ! Bientôt, tous les animaux perdirent
toutes leurs peurs et angoisses qu'ils avaient accumulées dans leur cœur au fil
des années passées. Depuis l’arrivée d’Adam,
Dieu commença à se transformer en eux et cela évidemment grâce aux prédications
enflammées d'Adam, non plus en quelque chose d’inaccessible et de terrifiant,
mais en quelque chose de proche et de familier, voire ineffablement sacré, au
point qu'ils ne portaient plus de crainte devant son autorité ténébreuse et sa
tyrannie impitoyable, mais curieusement plutôt un profond respect pour son
indicible gloire et sa grâce infinie.
Or un jour, Dieu eut l’idée d’assister à une de ces prêches
et se cacha dans l'arbre qui étendait ses nombreuses branches et son feuillage
dense sur la place déjà agitée par l’arrivée des animaux des quatre coins du
monde, afin de contempler son fils de plus près et l’entendre.
Adam s'appuya nonchalamment contre le tronc de celui-ci sans
se douter que son père se tenait à proximité de lui. A ses pieds les animaux
étaient assis ou couchés et attendaient avec une attention et une dévotion
croissantes le flot suave de son discours. Ce jour-là, un sourire
particulièrement charmant ornait les lèvres roses d'Adam, et une lumière
mystérieuse brillait dans ses yeux. En le voyant vivre et déambuler ainsi, on
ne pût s’empêcher de s’attacher à lui et lui accorder une confiance absolue. De
plus il était beau comme un conte de fée.
Enfin Adam commença : "Proche est, ô mes frères, le Dieu
omniprésent ! Dans votre cœur Il chante, dans votre sang Il vibre, dans votre âme
Il a mis le sceau inviolable de sa communion éternelle avec vous. Partout il
est, partout il agit, partout il s'est répandu dans son amour incommensurable
en se sacrifiant lui-même. Car nous ne serions pas, s'Il n'était pas. Même le
plus petit atome est rempli et mû par Lui !
Tout est Lui, tout vit par Lui, tout tend vers Lui, tout naît
en Lui, car Il est toute vie, toute aspiration et toute naissance. Et pourtant,
Il est bien plus encore ! Aucune chose dans l’univers, même si l’on réunissait
toutes les étoiles, tous les soleils et toutes les galaxies en un seul point,
ne pourrait jamais, même approximativement, se comparer à Lui. Aucun mot, même
s'il parlait lui-même par notre bouche, ne pourrait jamais rendre toute sa
sagesse et sa gloire car tout n'est qu'une ressemblance fragmentaire ou une
approximation fortuite et futile de la vérité, une microscopique pierre dans la
mosaïque infinie de son existence ineffable.
Proche pourtant est, ô mes frères, le Dieu tout puissant,
omniprésent et miséricordieux ! O puissiez-vous connaître dès aujourd'hui la
flamme éternelle qui brûle de manière inextinguible dans votre cœur !
Puissiez-vous expérimenter ici et maintenant combien vous êtes proches de Lui
depuis des temps immémoriaux et pour toute l'éternité ! Il est prêt à
s'expérimenter et à se reconnaître toujours à nouveau en vous, dans la cavité
la plus secrète et la plus sacrée de votre cœur. Un murmure parcourut le cercle des
animaux qui entouraient Adam lorsque celui-ci arrêta brusquement son discours.
Puis le silence se fit à nouveau, et le silence ne tarda pas à se transformer
en un silence pesant.
Mais Adam, dans sa profonde connaissance des animaux, avait
déjà prévu qu’ils ressentiraient à nouveau la crainte millénaire d’un Dieu
omnipotent qui les dépasserait de tous leurs côtés, continua soudain d'une voix
moqueuse : "Pourquoi avez-vous donc peur de lui ? N'entendez-vous pas son
rire enfantin face à votre timidité et votre pusillanimité de vieillards ?
Pourquoi êtes-vous toujours obligés de voir loin ce qui près
et de croire vrai ce qui est faux parce que cela vous convient favorablement à
un moment fugace dans votre monotone existence ? Ô brisez vos lamentations et
découragements afin de pouvoir conquérir le cœur du soleil, ne pêchez plus dans
l'étang trouble et clos, mais aventurez-vous sur le grand océan !
Et voyez et entendez une fois de plus combien ça peut être
aussi familier et enjoué ! Tendez une fois de plus vos oreilles tombantes !
Tout simplement … écoutez ! » A ces mots, Adam sortit de l'herbe un
bois long et étroit et le montra aux animaux stupéfaits.
"Pourquoi nous montre-t-il maintenant un simple morceau
de bois, vous demanderezvous certainement, mais ce morceau de bois apparemment
négligeable a une signification très particulière. Il y a quelques jours, je
l'ai découpé dans les roseaux et je lui ai donné le nom de « flûte ». Elle est
creuse à l'intérieur et possède des encoches que j’y ai sculptées et que
j'utilise en les fermant ou en les ouvrant avec mes doigts selon mon humeur.
Et quand je porte le roseau à ma bouche et que je souffle
graduellement dedans, cela produit un son clair, pur, aigu ou grave, qui
ressemble beaucoup à la voix d'un oiseau, et je peux le varier et moduler à
volonté en jouant à l’aide de mes dix doigts. Pour
vous donner un exemple concret du jeu de ma flûte, je vais maintenant commencer
par la note la plus grave, en bouchant toutes les ouvertures de la flûte avec
mes doigts, que je vais ensuite moduler jusqu'au son le plus aigu. » Et
Adam se mit soudain à jouer devant la foule étonnée.
Après avoir joué toute la gamme de bas en haut et de haut en
bas, il s'apprêtait à varier de plus en plus son jeu. Déjà, ses doigts
dansaient sur la flûte et en faisaient jaillir des cascades de notes
multicolores, qui s'assemblèrent bientôt en une mélodie irisée et
enchanteresse. Les animaux étaient comme transfigurés. La tension intérieure,
la détresse extérieure se métamorphosaient d'un coup en une fontaine joyeuse,
légère et subtilement perlée. Un tourbillon s'empara puissamment de leurs âmes
et les emporta vers des profondeurs et des hauteurs insoupçonnées. Ils n’arrivaient
plus à distinguer si Adam était la flûte ou si la flûte était Adam, s'il était
la mélodie ou si la mélodie était lui. C'est alors que partout la présence
divine devînt tangible et visible. Ils avaient soudainement envie de pousser
des cris de joie, sauter, danser et chanter, si le son de la flûte ne s’était pas brusquement arrêté pour
reprendre de plus belle. Une mélodie puissante et profonde envahit
subitement le cœur des animaux et sembla transfigurer tout ce qui les
entourait. Même la flûte semblait maintenant se soumettre au son cosmique,
magique et omnipotent qu'elle avait évoqué par son jeu audacieux et
époustouflant.
Une nostalgie indescriptible emplit soudain toutes choses, un
mystérieux feu croissant en dedans enflamma des animaux et les poussa
impérieusement vers un nouveau sens et de nouveaux horizons. C'est alors que le
jeu de la flûte s'arrêta une fois de plus brusquement.
Un bouleversement inopiné se lisait sur le visage d'Adam, une
douleur inconnue sembla s'être emparée de lui lorsqu'il parla aux animaux d'un
ton mélancolique, presque étrange : "O, avez-vous entendu comme mes
oreilles, avez-vous vu comme mes yeux ? Ce n'était pas moi, ce n'était plus
Adam, le Fils de Dieu, qui jouait de la flûte, mais quelqu’un d’autre, une
autre main, une autre âme, une autre grandeur inconnue qui ne veut pas se
résoudre dans l'équation de mon âme, une autre ? O quelque chose qui n'a pas encore de nom dans
la création et qui pourtant lui donne déjà son doux parfum, une fleur grandiose
dans le brusque désert de mon existence, un coup d’épingle dans le ballon
multicolore de mon imagination, un rire espiègle dans ma triste science.
Le lion prit alors la parole car il était visiblement triste
de voir son maître à ce point tourmenté et inconsolable, et en proie à une
douleur inexplicable et inconnue. "Ô Adam notre bien-aimé et vénéré
par nous tous, permets-moi de te poser une question." Adam lui répondit par un court hochement de
tête.
"Je ne sais pas si je suis capable de me l'expliquer et
en même temps te l’expliquer avec des mots, mais n'était-ce pas le Seigneur,
notre Tout-Père tout-puissant, qui jouait sur ta flûte ? Nous l'avons tous
entendu et avons plus ou moins ressenti sa présence. Aujourd'hui, tu as
réveillé quelque chose de nouveau en nous, ce dont nous te serons
reconnaissants pour l'éternité. Ô Adam, pourquoi donc t'affliges-tu de la sorte
? ”.
"Tes paroles sont bonnes et sages, ô lion", lui
répondit Adam, "et elles prouvent que tu as écouté la flûte de toute ton
âme, avec attention et dévouement. Je te remercie de ta sincère empathie, comme
vous tous, ô chers animaux. C'est vrai, cher lion, quand tu me dis que c’était
le Seigneur qui a joué sur ma flûte, mais d'une manière que je n'avais encore
jamais expérimentée jusqu'à ce jour.
C'était quelque chose de plus, même si cela ne l'augmentait
pas, mais le complétait plutôt. En d'autres termes, c’était quelque chose de
tout à fait nouveau. Mais rentrez tous chez vous, chers animaux, et laissez-moi
seul maintenant afin que je puisse réfléchir en toute tranquillité à ce qui me
vient d’arriver. “
Les animaux partirent à contrecœur, presque en grommelant et
laissèrent Adam finalement seul avec son chagrin. En regardant une dernière
fois derrière eux, ils avaient l'impression de prendre congé pour toujours du
Fils de Dieu, tant il leur était devenu tout d’un coup lointain et
inaccessible, et cela remplissait leur cœur d'une profonde tristesse.
Lorsque le silence et le vide se firent autour de l'arbre et
que la nuit tomba pesamment, Adam s'en alla lui aussi d'un pas lourd et la tête
baissée. Mais Dieu, toujours caché dans les branches vertes de l'arbre, regarda
avec fierté et satisfaction son unique fils, dont il ne connaissait pas la
tristesse et dont il ne voulait point connaitre l’origine pour le moment. Pour
Dieu, tout allait se remettre en ordre en un tournemain. En vérité, tout ce
qu'Adam disait de lui était bon et sublime, et il était tellement fier de lui
et l'aimait de tout son cœur ! Et ce jeu de flûte céleste et enchanteur ! Seul
Adam, son fils en chair et en os, pouvait l'inventer et enrichir ainsi
infiniment sa création. Une larme coula sur la joue de Dieu. Il bénissait
rapidement Adam dont la silhouette se perdait dans l’obscurité de la nuit et
s’en fut dans les airs pour regagner rapidement son foyer élyséen alors qu'Adam
disparaissait dans l'abîme sans fond.
- Au firmament les étoiles s’allumèrent l'une après l'autre,
quand soudain un frisson traversa dans l'arbre, et de son tronc comme un métal
en fusion jaillit un serpent qui éleva sa tête ornée de plumes, loin au-dessus
de la terre assoupie. Il détient une histoire et des antécédents plutôt étranges,
car Dieu ne l'a pas créée à proprement parler et il ignorait complètement son
existence.
Il n’empêche que Dieu fut néanmoins responsable de son
apparition mystérieuse et de son agissement séditieux. Voici ce qui s’était
vraiment passé il y a des temps immémoriaux :
C'était le dernier jour de la création, lorsque Dieu, fatigué
et épuisé par ses incessantes créations, s'apprêtait à remettre à sa place le
lourd et épais grimoire dont il se servait exclusivement pour sa création,
lorsque celui-ci lui s’échappa des mains par un mouvement maladroit et tomba
avec fracas sur ses pieds. Le cri de douleur qu'il poussa fit trembler tout
l’univers jusqu’aux galaxies les plus lointaines.
En vérité, ce livre colossal fut la fierté et le fruit
inestimable de tout son travail dans lequel il avait inscrit et catalogué tout
minutieusement. A chaque chose et à chaque être fut attribué une formule
magique spécial que seul Dieu connaissait. Et comme il avait aussi des défauts
de mémoire, il catalogua sagement et consciencieusement tout dans son grimoire
afin d’éviter d’oublier toute formule magique ou de confondre une chose avec
une autre ou un être vivant avec un autre être vivant.
Rien d’étonnant à ce que cet ouvrage volumineux et encombrant
renferma innombrables pages qui elles-mêmes continrent autant de formules
abracadabrantes. On peut par conséquent facilement mesurer la
frayeur de Dieu lorsque celui-ci vit son inestimable ouvrage s’éparpiller comme
des feuilles mortes dans tous les vents. Il ne put s'empêcher d'entreprendre à
nouveau la tâche titanesque de ramasser une par une les pages disséminées et de
vérifier jusqu'au bout de la nuit qu'aucune d’elles n'avait été perdues.
En vérité Dieu sembla être né sous une mauvaise étoile.
Après avoir remis tant bien que mal de l'ordre dans le chaos,
il ne manquait plus qu'une page qui était restée dans sa main juste au moment
où le livre lui échappa, qu’il s'apprêta à ancrer dans sa collection.
Quelle ne fut pas sa surprise de voir cette page recouverte
d'inscriptions kabbalistiques dont il ignorait complètement l’existence et quoi
qu’il fît pour les déchiffrer il n’y arriva point.
Pour comble de malheur ces signes ne semblaient pas avoir été
tracées par sa main. L’écriture portait
apparemment la trace du sang et non celle de son encre bleue royale ! Comment
se fait-il alors que cette page ensorcelée s’était glissée dans son livre ?
Une fois de plus, il soumit la page énigmatique à un examen
minutieux. L'épais enchevêtrement des lettres que Dieu essayait en vain de
démêler brillait de mille mystères impénétrables. Plus il les fouillait à la
recherche d’un indice révélateur plus ses yeux se brouillaient. Il frissonna
lors que, en suivant son intuition, il essaya de lire à voix haute les
caractères sibyllins.
À peine avait-il fini la lecture de la page, que subitement
il ne sut même pas comment, un éclair aveuglant accompagné d'un puissant coup
de tonnerre s'abattit sur son royaume céleste ; il faillit tomber à genoux de
frayeur.
Lorsque la fumée âcre commença à se dissiper autour de lui et
qu'il put rouvrir ses yeux douloureux, il vit une créature courbée et annelée
qui se dressait droit devant lui, impérieuse et gigantesque. C'était un serpent
!
"Va-t-en loin de moi, créature abjecte de l'enfer !
Retourne d’où tu viens » rugit Dieu avec un geste menaçant, « fils des ténèbres
avant que je ne t'écrase dans ma main !". Alors le serpent en guise de réponse, jeta un
regard venimeux et de feu à l’encontre de Dieu et s’en fut sans se retourner
telle une flamme incarnée.
C'est ainsi que le Créateur avait accompli sa dernière œuvre.
Mais il eut un mauvais pressentiment lorsque le serpent disparut de sa vue. La
nuit même il détruisit la page diabolique.
Mais le serpent n'était pourtant pas resté inactif
entre-temps. C’était lui qui avait semé la zizanie entre les habitants de la
terre, c’était lui qui avait mis à nu l'aiguillon de la révolte, sans que l'on
puisse reconnaître en lui l'instigateur réel. Il
était rusé et malveillant envers Dieu, qu’il méprisait au plus haut point et
qu’il couvrit chaque jour de moqueries et de blasphèmes venant du plus profond
de son être.
Or, ce soir-là, alors qu'Adam s'adressa aux animaux, il se
trouvait également par hasard dans les épaisses branches et le feuillage doré
de l'arbre autour duquel les animaux s'étaient rassemblés.
Ni Dieu ni lui ne se doutaient que ce jour fatal allait
changer radicalement leur vie. Le serpent avait déjà entendu parler à maintes
reprises du Fils de Dieu et s’en représentait une image plutôt risible et
grotesque, mais dès qu’il vit pour la première fois sa vraie silhouette, son
cœur ne tarda pas à s'embraser et à tomber éperdument amoureux en une fraction
de seconde du fils de Dieu.
Et cet amour grandissait au fur et à mesure au son balsamique
de sa voix d'or, pour culminer finalement dans le jeu de flûte où, sous
l'emprise d'une béatitude et d'un ravissement quasiment insupportables, il prit
pleinement conscience de sa véritable puissance et de son existence encore
inachevée sur terre.
Tout cela, Adam l'avait invoqué en lui sans le savoir, il
referma en même temps la plaie béante gisant dans le cœur du serpent. Lui seul
sut maintenant ce qui manquait si cruellement à Adam. C’est pourquoi il prit la
décision de se révéler à Adam dès la nuit tombante. Le croissant de lune
apparut déjà dans le ciel crépusculaire lorsqu'un dernier rayon de soleil fit
briller la parure de plumes du reptile serpentant comme une couronne d'émeraude
subtile. Tout devint clair alors pour le serpent. Plein de joie, de feu et de
flammes, il regarda le fils de Dieu s'éloigner et prit secrètement congé de son
père en esquissant un sourire des plus énigmatiques sur ses lèvres cramoisies
telle une déesse naissante et donnant naissance. Adam ne pût trouver de repos.
Il errait sans cesse par ci et par là et voulut même disparaître dans les
entrailles de la terre. Il avait honte dans toute son âme et ses yeux ne
cessèrent de se mouiller sans qu’il pût ouvrir les vannes de son cœur meurtri.
Pourquoi Dieu l'avait-t-il soumis à cette épreuve autodestructrice ? Était-il
encore Adam, le fils de Dieu ? N'était-il pas désormais un paria, un membre
inutile et démembré, un zéro incisé dans le néant abyssal dont une puissance
inconnue lui avait arraché la moitié de son âme et de son cœur ?La vérité était
désormais cadenassée en lui, clouée par des étoiles inviolables, il se sentait
comme crucifié, banni, condamné, rejeté par un mauvais sort comme un cadavre
sur la terre, Plus jamais il n’aurait la prétention, et encore moins le
courage, de reprendre le flambeau de la vérité dans sa main calcinée. La petite
flamme blafarde qui brûlait en lui fut éteinte par une immense vision de feu.
O, s'il pouvait seulement mourir maintenant, sa souffrance serait enfin
terminée ! Mais Dieu, son Père, se tut et dédaigna son sacrifice suprême. Ah,
comment osa-t-il encore parler de Dieu ? Il ne le connaissait pas du tout et
sincèrement est-ce qu’il l'avait vraiment connu un jour ? C'est sans doute pour
cette raison qu'il l'avait perdu, qu'il devait le perdre définitivement ! Avec
le dernier son de flûte il s’est enfui pour toujours ! Oh, si les animaux
savaient ! Ô nuit d’Ahasver ! Ô Adam damné ! Adam revint inopinément à l'arbre
du destin, et cela ne l'étonna point. Le malfaiteur ne retournait-il pas tôt ou
tard sur le lieu de son crime ? Le croissant de lune était suspendu comme une
faucille tranchante dans l'arbre, alors qu'Adam, dans son désespoir le plus
profond, s'agenouillait à terre et priait son Créateur avec ferveur. Mais
qu'est-ce que c'était ? N'entendit-il pas soudain le doux son d'une voix flutée
qui lui parlait de plus en plus clairement, qui lui chantait même ?
"Adam, mon bien-aimé, réveille-toi. » Et la voix
sibylline continua de chanter : « Finie la morne litanie des heures, le rayon
de l'éternité se pointe enfin. Ne te morfonds pas et ne pleure plus, car c'est
moi, Ève, ta femme promise depuis l’éternité, qui suis venue te guérir comme tu
m'as guérie. Le fruit doré du temps est devenu mûr pour nous deux. Lève-toi,
mon bien-aimé, et regarde-moi. Lève-toi et reconnais-moi. » Elle était là, devant lui, nue et d'une
beauté ineffable, Ève, la femme dont il avait toujours rêvé.
Et Adam, la reconnut dans un éclair, Ève, sa femme promise depuis
des temps immémoriaux, sa révélation voilée, son étoile brillante du matin et
du soir, sa lune ensoleillée, son phare dans l’obscurité ! Un nouveau jour se
leva triomphalement en lui et effaça les derniers vestiges de sa longue et
insupportable peine.
Et Ève dit : "Je suis toi, et tu es moi. Nous ne faisons
désormais plus qu'un, et rien au monde ne pourra plus nous séparer ou desceller
notre union. O je vois bien ce que tu as pu souffrir mais sache que j’ai
également souffert et peut-être encore plus que toi. Chacun de nous deux a dû
traverser ce sombre labyrinthe de douleur et de désespoir pour pouvoir nous
retrouver intégralement au bout du même chemin. Me voici ici et toi tu es là.
Ce lieu sera sanctifié par notre union pour l’éternité. Ô mon bien-aimé,
donne-moi maintenant ta douce main, afin que nous puissions vaincre la mort et
accomplir le surhumain, car nous devons passer par ses portes mortifiantes en
nous tenant par la main ! ».
Et Adam lui répondit en chantant :
"Ô Ève, ma femme bénie et adorée, je t'ai enfin trouvée
et reconnue dans la lumière sidérale de tes yeux, dans l’harmonie et la
plénitude de tes seins, dans la mer de délices débordantes de ton cœur, je me
suis retrouvé pour toujours et y ai installé ma demeure dans tes innombrables
jardins que je cultiverai tous les jours. Mon amour pour toi est plus fort que
la mort.
Ô Ève, je n'ai pas peur d'elle, ni le vertige de son sombre
pouvoir, seuls m'effraient ton indicible beauté et le débordement de mon amour
infini pour toi ! »
"Et grâce à ton amour incommensurable, ô mon doux époux
et maître, je manifesterai grâce à de nos corps unis toute la splendeur et
l’inépuisable plénitude de l’univers
afin que la création puisse guérir à nouveau et prospérer grâce à la source
intarissable de notre amour ! «
Déjà le soleil ouvrit la porte orientale, lorsque leurs voix
s’unirent une dernière fois sur les plaines verdoyantes de la terre comme deux
papillons ivres.
"Et le conte de fée nous achèvera".
"Oui, c’est notre promesse. Le conte de fée nous
achèvera. Ils s'approchèrent alors de l'arbre, le cœur raffermi, et cueillirent
la pomme de la connaissance de la vie et de la mort. Ils la mangèrent et
moururent paisiblement en intégrant la création supérieure, accompagnés de la
musique sphérique et du chant joyeux des oiseaux qui s'éveillaient à la lumière
triomphale du soleil. "Adam !!! " Un coup de tonnerre secoua la
terre. "Adam, où es-tu ?!! " cria à nouveau Dieu d'une voix
s’amplifiante. Mais Adam ne répondit pas. Seul l'écho de sa voix brisée lui
revint de manière fantomatique et Dieu ressentit pour la première fois de sa
vie l'horreur et l'amertume de son existence solitaire. Ses mauvais
pressentiments s'étaient donc avérés, et le cauchemar qui l’avait hanté cette
nuit-là se révélait maintenant dans toute sa réalité. Car Dieu rêvait que le
livre de la création lui échappait à nouveau des mains et que les milliers de
pages s'éparpillaient à nouveau dans toutes les directions. Il parvint
cependant in extremis à sauver la feuille d'Adam et la tint serrée contre son
cœur quand pour parachever le malheur de Dieu, elle prit subitement feu et il
vit sortir de ses cendres le serpent maudit qui s'enroula autour du tronc
d'Adam avant de l'engloutir complètement sous ses yeux. O, ce fut un réveil
brutal pour Dieu qui se précipita aussitôt sur la terre pour prévenir du danger qui menaçait Adam. Mais une fois de
plus, il arriva trop tard. Le serpent avait déjà accompli son œuvre diabolique
et lui avait volé sa dernière consolation, son fils Adam. Il hurla si fort que
le globe entier se mit à convulser et exploser de toutes parts. D’énormes
coulées de lave s'en échappèrent et ne laissèrent derrière elles que de la
terre brûlée. "Honni sois-tu serpent pour l'éternité, » ce furent ses
derniers mots avant que Dieu ne retournât dans la voûte céleste qui se
refermait aussitôt sur lui avec force chocs et fracas. Les années, les siècles,
les millénaires s’écoulèrent. Ce n’était que lentement, mais régulièrement, que
la Terre pût se remettre des nouvelles blessures que Dieu le Père lui avait
infligées. Ce fut sans doute la période la plus amère et la plus douloureuse
qu'elle dût traverser, mais comme son Créateur l'avait apparemment complètement
oubliée et ne cherchait plus à la hanter, elle put bientôt se ressourcer à
l’aide de ses propres forces, et toute la vie sur la terre commença à fleurir
et à s'épanouir avec une nouvelle richesse
insoupçonnée.
A vrai dire il y avait soudain en elle un charme que les
créatures terrestres n’avaient jamais expérimenté auparavant et grâce à la
force curative et inépuisable de cette nouvelle source magique, même les
blessures les plus graves ne tardèrent pas à se refermer et à guérir. Pour la
première fois depuis des temps immémoriaux, le blé dorait les vallées ondulées,
et sur les montagnes bleues éclatèrent les fleurs étoilées du mirabilis, de
l'edelweiss et du lys anastasia.
Mais en haut Dieu était assis seul sur son trône, taciturne
et replié sur lui-même, et même le chant des étoiles ne pouvait plus le
divertir ou l’égayer un peu pour soulager sa peine.
Au fond de son cœur, la blessure grave que le serpent lui
avait infligée s'infecta de jour en jour et lui causa les plus grandes
souffrances. Il eût donné le royaume entier avec son trône bancal et sa
couronne fragile, pour récupérer son unique trésor, tant il aimait son fils, et
cet amour, privé de lumière et de vie, lui causait la plus grande douleur.
Depuis ce jour fatidique, il ne se souciait plus du tout de
la terre qui risquait désormais de faire naufrage dans l’océan déchainé par sa
rage. Le sombre destin de la terre ne l’émouvait plus.
Dieu se reprocha en revanche d'avoir perdu la page maudite
avec laquelle il aurait pu faire revenir le serpent jusqu’à lui et extirper de
sa langue fourchue le dernier secret. Dieu se lança alors dans une nouvelle
entreprise éperdue. Il envoya une armée d'anges aux quatre coins du monde, dans
tous les recoins de la terre, pour retrouver les pages perdues.
Il s'agissait à vrai dire d'une tâche titanesque et a priori
déjà condamnée à l’échec, mais une chance inouïe voulut qu'au bout de quelques
jours seulement, toutes les pièces manquantes furent retrouvées, apparemment
intactes et au complet. Il
s’agissait bizarrement des feuilles accrochées dans l'arbre sous lequel Adam
avait joué de la flûte et dans lequel Dieu et le serpent s'étaient cachés sans
se voir. Les premières questions que Dieu posa hâtivement aux anges
étaient de savoir s'ils avaient vu Adam ou le serpent maléfique et si la terre
portait les stigmates de l’enfer. Mais un ange lui répondit : "Nous n'avons
vu ni Adam, ni le serpent, et tout ce que nous pouvons te dire de la terre,
c'est qu'elle ne portait ni les stigmates de l’enfer, ni l'ombre d'une
quelconque puissance ténébreuse, mais bien plutôt les lignes et formes
délicates et gracieuses d’une présence indubitablement divine. »
« Ô Père céleste, nous autres anges, nous t'implorons ! Aie
pitié de la terre orpheline et sans abri, car nous ne pouvons plus tolérer que
tu continues à la mépriser sans aucune raison apparente. »
Mais à peine l'ange avait-il prononcé ces paroles dont
l’audace dépassa tout ce que l’on n’avait jamais entendu jusqu’ici au paradis
que Dieu se leva d’un bond de son trône et s'écria : "Malheur à toi
d'avoir parlé de sorte ! Les anges irréprochables commencent-ils maintenant
aussi à se rebeller contre leur Créateur ? Ne suffit-il pas que le mauvais
germe ait déjà été planté dans la terre ? Faut-il que vous le plantiez aussi
dans mon ciel et que vous le semiez dans mes parterres de roses pour que
l'épine remplace la fleur ? Mais je ne vous retiens pas, je ne veux plus
retenir quiconque qui veuille s'adonner au satanisme et à la rébellion ! Pars
qui veut ! Et achève l'œuvre de Satan ! Que ceux qui préfèrent ne pas perdre le
royaume des cieux restent avec moi et que les autres s’en aillent en enfer !
"
Les plus courageux des anges décidèrent alors de prendre leur
bâton de pèlerin et de tourner définitivement le dos à celui qui les avait
trahis.
Et Dieu les laissa partir et ne put s'empêcher, une fois de
plus, de maudire le pouvoir invisible du diable qui semblait non seulement
gagner la terre, mais aussi son ciel, sans qu'il puisse faire quoi que ce soit
pour l'en empêcher.
Il considérait néanmoins comme un bon présage le fait qu'il
possédait désormais tous les moyens nécessaires pour faire venir le serpent
jusqu’à lui et s'empressa de reconstituer les milliers de pièces de la mosaïque
en une image homogène et déchiffrable. Bien que les signes et les symboles
secrets et insaisissables se fussent gravés en lui de manière indélébile, il ne
parvint apparemment jamais à les reconstituer dans leur totalité à l'aide des
feuilles.
Il passait des nuits et des jours entiers à échanger les
pièces du puzzle, mais plus il s'adonnait à ce jeu complexe, plus ses yeux
semblaient s'aveugler et sa conscience se brouiller tant et si bien qu'il
abandonna finalement son entreprise hasardeuse, s'affaissa mort de fatigue sur
son trône. Alors il tomba aussitôt dans le sommeil le plus profond que l’on
puisse imaginer.
Une fois de plus, Dieu eut un rêve étrange et prophétique. Il
était assis, à nouveau, sous l'arbre dénudé.
Une légère brise souffla dans sa cime et fit tomber la dernière feuille
qui y resta encore accrochée.
C’est alors que Dieu se rendit compte dans un éclair de génie
pourquoi il ne parvenait pas à achever son puzzle. Dans leur hâte ou leur
négligence, les anges avaient oublié de s'emparer de la dernière feuille ce qui
par conséquent vouait à l’échec sa tentative désespérée de vouloir reconstituer
la formule magique du serpent. Lorsque Dieu se réveilla il se mit immédiatement
en route et se rendit sans détour à l'arbre qui à sa grande surprise fut
toujours au même endroit et dénudé comme son rêve le lui avait prédit.
Une feuille solitaire suspendue tout en haut de l'arbre
attira de suite son attention. Allait-il enfin réussir à briser le terrible
sortilège du serpent et faire mentir son emprise victorieuse ?
À peine toucha-t-il la feuille tant convoitée qu'un éclair
frappa le sol juste devant ses pieds et l'arbre sur lequel il se pencha
s'abattit sur lui avec fracas. Et le serpent sortit du tronc fendu et se
redressa puissamment devant le dieu agenouillé. "Ô
Satan, pardonne-moi ! Je n’ai pas voulu te tenter », dit-il d'une voix
suppliante. "Ô Satan, je t'en prie !
Je l’ai fait uniquement pour Adam, pour mon fils bienaimé. »
"Depuis quand, ô stupide Arlequin, Dieu tente-t-il Satan et
joue-t-il avec le feu jusqu'à ce qu'il s'y brûle ?
Et quel joli nom m’as-tu donné pour me gratifier maintenant
si gracieusement, du nom Satan ! Mais Il me semble encore bien plus doux et
juste que le mot Dieu que tu as arraché de force à l'Innommable et que tu as
fait tien dans ta mégalomanie ! Qui de
nous deux est donc le vrai Satan, je te le demande enfin, ô Dieu ! "dit le
serpent en regardant Dieu avec des yeux tantôt compatissants, tantôt
triomphants.
« Mea culpa, pauvre de moi, je sais que j'ai commis erreur
sur erreur, et que pour Dieu, dans sa Toute… ! »
"Silence !« l’interrompit sèchement le serpent, "Je
connais cette chanson pathétique de la morale et de l'autosatisfaction, le coup
d'aile de la mauvaise conscience qui ronge le meilleur de nous-mêmes, la toile
d'araignée finement tissée avec laquelle tu attrapes facilement la proie ! «
« Non, ô Dieu, ta faute est bien plus grande, et tu dois
creuser encore bien plus profondément pour la trouver et l’extraire devant tes
yeux si tu ne veux pas retomber dans le brouillard de tes sentiments roses et
incertains qui, dès demain, au premier vent de l'égoïsme et de l'apitoiement
sur toi-même, s'envolera dans ton ciel gonflé comme une baudruche avant qu’elle
n’éclate au grand jour ! «
« Si tu veux savoir…ta plus grande bêtise a été de te
proclamer dieu unique, et ta pire faute impardonnable a été d'avoir agi comme
un impie. En fait, tu mériterais le châtiment suprême".
"O non, épargne-moi les tourments éternels ! Tu ne peux
pas me faire ça, ô puissant dieu-serpent ! " se plaignit à nouveau le dieu
déchu.
"Les tourments éternels ne sont qu’un autre fantasme
infâme inventé par une créature cruelle et sans cœur.
Quand cesseras-tu de proférer de tels mensonges servant
uniquement à assujettir et à tyranniser tes sujets ! Raconte-moi plutôt quel
châtiment approprié tu veux t’imposer pour que justice soit enfin rendue à la
terre et à ses créatures ?" lui demanda le serpent imperturbablement. "La
mort, et rien d'autre."
« Ô tu sais ce que tu viens de dire ?"
"Oui, je le sais. Ma sentence pour moi est la mort !
"
« C’est ainsi que tu viens de prononcer ta première parole de
sagesse et d’abnégation car ta mort nous délivrera à jamais de ton despotisme
et de ta tyrannie.
Et quelle est ta dernière volonté ? "
« De voir une dernière fois mon fils Adam ! "
« Tu viens de prononcer ta première parole divine, car
l'amour pour ton fils te rachètera. Et où veux-tu que ta mort te conduise ? »
"Vers le Suprême… !"
" Alors la vraie Origine de toutes choses te sera
révélée. »
« Qu’il en soit ainsi ! »
« Et une fois face à lui, que lui diras-tu ?", lui
demanda à nouveau le serpent. "Que je veux me sacrifier pour
les erreurs impardonnables que j'ai commises en son nom. » "Oh, tu viens de prononcer ta première
parole désintéressée, car par ton altruisme et ton sacrifice personnel, tu
pourras aider la terre à retrouver sa destination divine. En vérité, tu
m'étonnes profondément, et j’éprouve un peu de respect envers toi. Pour la
dernière fois, je te demande maintenant… es-tu toujours prêt et déterminé
d’accepter la mort de ma main ? "
« Fais comme bon te semble ô insondable dieu-serpent, je suis
prêt au sacrifice suprême. »
"Regarde donc sans crainte le visage de la mort et
oublie toutes les fautes que tu as commises par le passé. Sache que je suis la
cause première de toute existence, je suis l'élixir d’amour qui consume son feu
éternellement entre la mort et la vie à instar du phénix qui ressuscite de ces
cendres et je t'anéantis uniquement pour que tu puisses accéder à une marche
supérieure. Alors, la Porte de la Gloire s'ouvrira à toi aussi, après que tu
auras sondé et surmonté ta nuit une dernière fois. Mais méfie-toi de l'ombre et
des griffes de ta mauvaise conscience. Suis et fais confiance à mon seul
commandement", dit le serpent. Il fit couler ensuite son venin guérisseur
dans le cœur de Dieu jusqu'à ce qu'il sache qu'il était prêt à mourir. Et Dieu, mortellement touché au cœur
par la morsure du serpent, s'affaissa sur la terre maternelle.
Alors que le doux venin du serpent commençait à agir en lui,
il creusa ses mains massives dans la chair de sa mère, qu'il avait si souvent
flagellée et recouverte de vilaines plaies par le passé. Il sentit soudain,
avec une ferveur et une délectation frissonnante, comment la terre nourricière
s’apprêtait à se blottir contre lui et à l'accueillir, en signe de pardon, dans
son giron abyssal.
Un fossé noir sans fond s'ouvrit à nouveau sous lui, faisant
défiler une dernière fois devant son œil interne les images douloureuses de sa
vie passée, jusqu'à ce qu'elles disparaissent comme un mauvais souvenir. O quel
poids énorme ne s’était pas détaché de lui à cet instant !
Il était guéri ! Dieu avait été mis au tombeau, mais lui, il
était debout et s’abreuvait à volonté à la fontaine de jouvence !
Libre comme un oiseau, son âme fut capable maintenant de
s'élever vers de plus hautes sphères ! Un sourire trembla sur ses lèvres. Ses
yeux émerveillés s’ouvrirent tout grand sur son visage baigné de larmes. Puis
la nuit laissa tomber sa robe de lin noir. Nu comme elle il sentit la mort
proche, mais la nuit aussi fut chaude et douce et ne portait plus le masque de
la terreur.
Au loin une cloche retentit, cristalline. Des trompettes
retentirent, des voix s'élevèrent. La musique céleste se rapprochait de plus en
plus. La nuit se déchira en deux et il vit des mondes immenses se déployer
au-dessus de lui, déversant leur lumière diaprée dans l'espace entier.
Des soleils géants roulèrent comme des roues fracassantes et
étincelantes à travers l'univers en gestation, donnant naissance à d’autres
planètes et soleils tournoyants dans une nouvelle extase infinie et
inépuisable.
Les galaxies lointaines s'envolèrent en battant rythmiquement
leurs ailes constellées à travers les espaces bleus de l'éther, destinées à
conquérir d’autres pays et aventures inconnues et riches de trésors ineffables
et de puissances divines. Un
sommet en dominait un autre, un univers en embrassait un autre, il n'y avait
pas de fin aux marches et échelons qui s’élevaient vers la béatitude.
Il comprit alors que lui aussi n'avait été qu'un instrument
entre les mains d'une volonté et d’une puissance infiniment supérieure et
insondable, il fut soudain pris d'une peur si profonde du Tout-Dieu qu'il
voulut reprendre la fuite et disparaître à jamais dans l’abîme.
Mais à cet instant décisif, un jeu suave et velouté de flûte
si familier parvînt à ses oreilles ! Il appela alors de tout son cœur son fils
Adam, comme s'il se réveillait d'un dernier mauvais rêve.
Enfin son fils bien-aimé lui apparut dans toute sa splendeur.
Son dernier vœu le plus cher fut ainsi exaucé, et il sentit avec une joie
libératrice, croissante, flamboyante, qu'il était désormais libéré de toute
peine et de toute tribulation. Titubant,
encore étourdi et submergé par cette splendeur quasiment insupportable, il se
rendit, sur un signe d'Adam, dans la création supérieure, où le son de la flûte
n'en était que plus enivrant.
Il vit alors le serpent obéissant aux sons extatiques,
s'enrouler avec encore plus de ferveur autour de l'univers entier et donner
naissance à un nouveau monde à partir de sa matrice universelle. "Ewe
!!", entonna le chœur des anges triomphalement et leur chant ondulé
résonnait en s’étendant jusqu'aux rivages les plus lointains de l'univers.
"Ewe ! Ewe ! " Le miracle fut accompli.
La terre jonchée de myriades fleurs glissa tel un bateau ivre
vers l’horizon de lumière. Sous les étoiles souriantes. Un chant profond. Un
conte de fée. La lune plongea dans la mer pourpre de l'aube. Vêtu de mille feux
et flammes le soleil se leva sur sa nouvelle création !
Les sept
pierres
Les sept pierres des sages, dans l'Unique, le Noir,
invisible, inaccessible, impondérable, incommensurable, inflexible, insondable,
inépuisable et ce n'est que lorsque la lumière le pénètre et l'éclaire de
l’intérieur qu'elle se décompose en sept pierres invisibles pour les profanes,
mais visibles pour les sages, les sept pierres philosophales.
Première pierre. Diamant. Blanc
Deuxième pierre. Saphir. Bleu
Troisième pierre. Rubis. Rouge
Quatrième pierre. Une émeraude. Vert
Cinquième pierre. Topaze. Jaune
Sixième pierre. Granite. Gris
Septième pierre. Quartz de roche.
Incolore
PREMIÈRE PIERRE. DIAMANT. BLANC.
Blanc et innocent comme un flocon de neige, blanche et pure
comme la fleur de lys, blanc et lumineux comme le plumage de l'aigle dont parle
cette pierre miraculeuse.
Ses parents avaient cruellement péri dans une tempête qui
s'était déchaînée il y a quelques jours dans les hautes montagnes, détruisant
et emportant tout sur son passage. Pour comble de malheur il ne restait au
jeune aigle plus qu'une minuscule plume qu'il avait réussi à arracher à sa mère
lorsque que la tempête qui faisait rage, l’emporta loin de sa vue jusqu’à ce
qu’elle disparaisse à jamais. Il la
tenait maintenant tremblante dans son bec crochu, croassa et se plaignit, son
estomac vide grondait et gémissait, ses parents étaient morts et dans ses yeux
embués brillaient deux larmes comme des diamants.
Il s'était déjà efforcé maintes fois de bouger ses ailes, de
voler, mais son nid étroit et la peur soudaine qui le saisit lorsqu'il vit
l'abîme béante, anéantit aussitôt son entreprise.
Il s'était déjà fait à l'idée qu'il allait mourir de faim,
quand il aperçut soudain un vilain petit moineau à ses côtés, sautant de rocher
en rocher à la recherche de nourriture pour sûr. La tempête avait dû le
transporter jusqu’au sommet de la montagne sinon, comment ce petit être emplumé
avait-il réussi à atteindre le territoire des aigles royaux ?
Le moineau s’approcha déjà de si près de l'aigle que le
rapace aurait pu facilement le tuer d'un seul coup de bec. Mais une voix
puissante plus impérieuse et convaincante que le cri de détresse de son estomac
affamé, lui souffla soudain dans ses oreilles : "Ne le tue pas ! Ce
moineau va te sauver « ! L'aigle croassa de joie. Le moineau l'aperçut aussitôt
et s'envola, effrayé, lorsque l'aigle lui héla : "Arrête-toi ! N'aie pas
peur ! Ne t'envole pas ! Attends ! Je ne veux pas te manger !"
Le moineau, en entendant la voix suppliante de l'aigle, se
posa sur un promontoire rocheux à une distance raisonnable et hors du danger de
l’aigle jusqu'à ce qu'il pût s'assurer que ce grand oiseau blanc, recroquevillé
sur lui-même et par surcroît visiblement amaigri jusqu’aux os que ce rapace fût
incapable lui faire de mal pour le moment.
« Comment te croire ? Tu veux peut-être me manger en dessert
?", dit enfin le moineau en s'apprêtant à s’envoler de nouveau de ce
périlleux endroit avant qu'il ne soit pas trop tard. Mais l'aigle n'était pas
encore en mesure de lui donner la moindre réponse. La gorge nouée et le cœur
battant, il fixait le moineau comme un mirage qui allait s'évaporer à tout
moment et le condamnerait définitivement à la mort. "Ton bec est aussi pointu et rapide
qu'une flèche et tes yeux me regardent comme s'ils allaient me dévorer sans
hésiter », poursuivit le moineau en se demandant secrètement pourquoi, contre toute
raison et toute prudence, il continuait à tenir compagnie à cette espèce
d’oiseau déplorable au lieu de s’évader à la vitesse de l'éclair !
Enfin, l'aigle se ressaisit : "Ne vois-tu pas oiseau
providentiel dans quel grand danger et quelle misère je me trouve ? J'ai perdu
mes parents lors la tempête qui me les a enlevés sous mes yeux, je ne possède
plus rien au monde depuis ce jour fatal, et bientôt je serai si maigre et
émacié qu'un simple souffle de vent suffira pour me jeter dans l'abîme »,
soupira-t-il et deux grosses larmes brûlèrent à nouveau dans ses yeux. « A quel point ta faim doit alors être
grande pour que même un petit moineau comme moi soit une proie appropriée, »
piailla le petit oiseau, effrayé.
"Pourquoi ne cesses-tu pas de te moquer si méchamment de
moi ? Admettons que si je te dévorais maintenant tout cru, ma faim serait à
peine calmée et ma détresse serait plus grande encore !", rétorqua
l'aigle.
« Pourquoi alors ne t'envoles-tu pas et ne cherches-tu pas
toi-même ta nourriture ?", continua de piailler le moineau, dont la
méfiance envers l'aigle ne fit que croître.
"Ne vois-tu toujours pas à quel degré misérable je suis
faible et impuissant ? Et voler ? Mon Dieu, je ne sais même pas ce que ça veut
dire ! » dit l'aigle en lançant derechef des regards implorants au moineau.
Celui-ci ne put finalement s'empêcher de dire : "Bon,
pour aujourd'hui, je veux bien t'aider mais comment ? ».
"Ne pourras-tu donc pas pourvoir à ma faim, toi, petit
oiseau providentiel ? Et m'apprendre à voler ?", gloussa l'aigle, tout
excité, en battant des ailes. Et sans
répondre le moineau s'envola déjà à la recherche de nourriture et revint
bientôt avec les premiers insectes et baies noires qu'il avait récoltés en
chemin pour son nouveau compagnon.
Les jours suivants, il chercha inlassablement de la
nourriture et l'aigle, malgré une grande aversion pour cette nourriture
inhabituelle, dévora avidement tout ce que le moineau lui présenta.
Au cours des semaines et des mois qui suivirent, il se
rétablit et grandit si bien qu'un jour, il osa dire au moineau : "Et maintenant, apprends-moi à
voler".
Le nid gênant fut enlevé, les ailes, de jour en jour plus
blanches et plus duveteuses, furent lissées et nettoyées minutieusement.
La nouvelle période d'apprentissage de l’art du vol pouvait
enfin commencer ! L'aigle fut un
excellent élève, car il maîtrisa bientôt le battement rythmique des ailes,
l'envol et l'atterrissage, et il exploita si bien chaque léger courant d'air
que le moineau ne put que s'émerveiller. Le jour approcha donc oùl'aigle osa
ouvrir ses ailes au-dessus de la vallée, car auparavant ils n'avaient fait que
voler de rocher en rocher et revenir à l'endroit où se trouvait son nid.
"Montre aux altières montagnes ce que tu as appris de moi et d’elles
!", lui cria le moineau, alors que l'aigle déployait déjà ses ailes
géantes et s'envola vers les sommets culminants.
Jamais le moineau n'avait vu un oiseau aussi magnifique et
majestueux dévoiler sa beauté divine en vol ! Son plumage blanc comme neige
étincela d'or, de cuivre et de diamant au soleil couchant, et l'aigle planait
longtemps et loin des yeux terrestres, frôlant les nombreuses cimes enneigées
qui semblaient incliner respectueusement leurs têtes ancestrales devant
l'oiseau royal qui replongea dans les dépressions en s'élevant à nouveau à des
hauteurs vertigineuses, de sorte qu'on ne distingua plus de lui qu'un point
minuscule dans la voûte céleste.
Alors que le soleil jeta ses derniers rayons dans les
vallées, l'élève magistral revint vers son instructeur en déployant tout
l’empennage de son habit lumineux avant de se poser sur le rocher, tout près du
moineau.
« J’estime que dorénavant tu n'auras plus besoin de mes
services. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir et, en vérité, cela valait
vraiment la peine d'être le maître d'un élève aussi doué, car peu d'oiseaux ne
pourront jamais égaler ou surpasser l'harmonie et la force de ton vol à part
toi !", dit furtivement le moineau en le regardant timidement de côté,
comme ébloui par la beauté démesurée de l'aigle.
"Je te serai éternellement reconnaissant. Je n'oublierai
jamais ce que toi petit oiseau, tu as fait pour moi, mais en survolant mon
territoire millénaire j’ai pris pleinement conscience de mon pouvoir d’aigle.
Je n'ai plus besoin de toi, comme tu l'as si bien dit, et je vais te dévorer
maintenant !"
Le moineau ne ressentit pas la moindre frayeur lorsqu’il vit
s’ouvrir le bec de l’aigle qui le happa et le dévora d’un seul coup.
Il ne vit plus qu'un long tunnel débouchant sur un foyer
chaud et accueillant, dont une grande lumière dorée s'échappa !
DEUXIÈME PIERRE. SAPHIR. BLEU
Bleu comme le poisson dont parle cette pierre
miraculeuse.
Après avoir longuement arpenté son royaume et n'avoir
retrouvé aucun signe indiquant que ses parents étaient encore en vie, l'aigle
se détourna des montagnes et continua à voler vers le sud en suivant sa voix
intérieure, jusqu’au jour où il atteint la mer.
La lumière du soleil trônait en son centre d'un bleu profond
et semblait se transformer en feu liquide avant d'éclater en milliers d'éclats
de diamants sur le rivage et d’être absorbée par le sable.
L'aigle se posa sur l'une des nombreuses falaises pour
contempler la puissance et l'immensité de l'océan et resta là, silencieux et
admiratif, quand il aperçut soudain un poisson s'agiter et se tortiller sur la
plage de galets. Son comportement pour le moins bizarre attisa sa curiosité.
Il finit par se lever à contrecœur et se dirigea vers
l'endroit en question. Il fut étrangement ému lorsqu'il y découvrit un poisson
bleu, proche de l'asphyxie, qui cherchait désespérément l'air.
Ses innombrables écailles étincelaient comme une mosaïque
composée de mille turquoises variées, lorsque l'aigle pris par une furie
incoercible, saisit le poisson et le rejeta dans son élément liquide.
Mais celui-ci lui répondit avec frayeur : "Ne fais pas
ça ! Je t'en prie ! La mer m'a banni sur cette plage, enlevé comme un morceau
de bois inutile qui flotte dans ses eaux. Veux-tu vraiment que demain je sois
de nouveau rejeté sur cette plage ? Ne le fais pas, oiseau téméraire et
laisse-moi seul face à mon destin ! Je dois mourir et je ne veux pas m’y
opposer !"
L'aigle fut soudain très peiné de voir suffoquer le poisson
sans qu’il pût lui venir en aide. Alors une grande pitié l’inonda telle une
grande vague déferlante. Finalement il
tourna son visage plein de colère vers la mer et cria dans les vagues qui y
montaient et descendaient sans relâche : "Ô mer pleine de mystères et de
curiosités, pourquoi méprises-tu de la sorte tes enfants et les sacrifies-tu
sur ton autel de saphir ? ».
Et comme si la mer avait entendu sa terrible accusation, elle
enfla ses vagues jusqu’aux griffes de l'aigle et la mer monta sans cesse,
gargouillant et éructant autour de sa tête couverte d’algues et d’embrun, quand
soudain une vague énorme gronda devant l'aigle, s’abattit avec fracas sur lui
et l’entraîna au fond. Puis tout redevint calme.
Lorsque l'aigle rouvrit les yeux, il se vit entouré
d'innombrables poissons qui le scrutaient et l'observaient de tous côtés avec
curiosité, et il ne tarda pas à reconnaître le poisson de la plage qui
s'approchait déjà de lui dans un bleu céruléen et lui dit : " Tu as
exaspéré la mer mais comme tu peux le constater, elle t'a pardonné sinon tu
serais déjà mort depuis longtemps et tu n’aurais pas reçu le même don que nous
autres poissons, de pouvoir respirer et vivre en son sein. Tu vas maintenant
être ramené à la surface de la mer afin de pouvoir continuer ton
chemin."
Aussitôt dit un banc de poissons multicolores se rassembla
autour de l'aigle et l'emporta lentement vers la crête des vagues.
Une douleur lancinante transperça ses poumons lorsqu'il
aspira à nouveau sa première bouffée d'air et s'apprêta à s'envoler lorsqu'il
replia promptement ses ailes, car il lui vint soudain à l'esprit qu'il voulut
poser une dernière question à l'énigmatique poisson bleu, qui émergea déjà du
banc de poissons chatoyants et apparut devant lui.
"Pourquoi as-tu été rejeté par la mer ?", lui
demanda enfin l'aigle.
Et le poisson bleu lui répondit : "L'eau est une
combinaison de deux gaz, relié par un feu ondulatoire dont le nom est l’éther.
Celui qui a expérimenté une fois cette plénitude trichotomique, connaîtra
désormais la loi de la création et de la destruction et le milieu qui mène à
l'immortalité. J’y étais presque arrivé mais la mer m’en a empêché pour une
raison que j’ignorais jusqu’alors."
L'aigle réfléchit longuement à la réponse du poisson.
Finalement, il ne put s'empêcher de lui demander une nouvelle fois : « Pour
quelle raison la mer t’a donc sorti de ton giron comme un avorton ? »
"Parce que je porte la couleur de la mer et que je lui
suis invisible, comme toi, l'aigle, toi qui respires l'air sans en connaître ni
la couleur ni la forme ni sa teneur, bien qu’il s’agisse du principe qui te
nourrit et te porte tout au long de ta vie", répondit le poisson, et avant
que l'aigle ne sût ce qui lui arriva, le poisson sauta déjà dans son bec qu’il
avait ouvert tout grand d’étonnement. Il
entendit encore une musique douce et délicieuse lors que ses ailes se
détachèrent de l’océan et l'emportèrent à nouveau vers la terre.
TROISIÈME PIERRE. RUBIS. ROUGE
Rouge comme le sang. Rouge comme le crabe dont parle cette
pierre miraculeuse.
L'aigle vola durant de nombreux jours et de nombreuses nuits,
il vit toujours l’immensité de l’eau s'étendre sous lui comme une toile
métallique qui semblait ne vouloir s'arrêter nulle part. Soudain sous lui il
découvrit une petite île qui sortait de l’eau écumante comme un rocher massif,
défiant les vagues qui déferlaient sans relâche sur sa forteresse.
L'aigle se dirigea vers cette île bienvenue, car ses ailes
étaient fatiguées par le long trajet et ses yeux endoloris aspiraient au
sommeil et son corps à une motte de terre sur laquelle il pouvait se
poser.
Dès que la nuit commença à tomber, il sombra aussitôt dans un
profond sommeil dont il ne se sortit qu'à midi le lendemain quand le soleil
était au zénith.
Le vent jouait avec ses plumes, les vagues enlaçaient
incessamment les flancs pourpres du rocher sur lequel il dormait et se
reposait.
Quand il ouvrit les yeux et accueillit le jour nouveau, il
prit alors la décision de continuer aussitôt son voyage, mais un crabe caché
dans une crevasse, attira immédiatement son attention car sa carapace épaisse
et d’un rouge vif brillait dans l'eau comme un feu concentré.
"Comment se peut-t-il que ce crustacé brûle dans l’eau
tel un feu alors que l'eau éteint le feu ? ", se demanda l'aigle en
poussant prudemment le crabe avec son bec crochu. Celui-ci, effrayé, ses pinces
aiguisées dressées vers l'intrus, disparut au fond de la crevasse.
"Ne me touche pas encore fois sinon tu le regretteras
toute ta vie ! », menaça le crabe dont la carapace dorsale s'embrasa d'un rouge
terrifiant.
« J’aimerais savoir pourquoi ta petite boule de feu défie
l’eau dans laquelle tu te baignes nonchalamment ? », dit l'aigle sans se douter
du grand danger qu’il encourut.
"Méfie-toi blanc bec ! Tu ne riras plus si tu me touches encore une
fois, car en moi s’allient toutes les forces de la nature concentrées dans chaque
atome de ma carapace. Ne t’avise pas d’en faire la cruelle expérience !"
l'avertit le crabe.
"Pourquoi devrais-je te craindre et avoir peur de ta
carapace ?", répondit l'aigle en essayant d'attraper le crabe avec ses
griffes, mais celui-ci s'accrochait déjà si vite aux pattes de l'aigle qu’il ne
put plus éviter le tranchant des pinces, et une grosse goutte de sang jaillit
subitement de la terrible blessure que le crabe y avait taillée. Elle colora en
quelques secondes la mer en rouge.
L'aigle poussa un tel cri de douleur que l'océan se mit à écumer
tout autour de lui et d’un seul coup de bec l’aigle brisa la carapace du crabe,
l'engloutit d’une pièce et disparut comme une flèche enflammée dans l’immensité
de l’univers. Il ne vit plus l’île
rocheuse. Elle s’enfonçait sous lui dans la mer agitée. Un arc-en-ciel se forma
au-dessus des geysers qui montaient de la terre au ciel. L'aigle atteignit
bientôt les rives noires de l'Afrique et se dirigea vers le sud, toujours plus
loin, dans une croissante extase.
QUATRIÈME PIERRE. Émeraude. VERT.
Vert comme le serpent dont parle cette pierre
miraculeuse.
L'aigle arriva dans le désert appelé Sahara et se posa sur un
crâne dont la tête massive émergeait du sable brûlant et semblait scruter le
désert infini de ses yeux creux et évidés.
L'aigle se demanda alors comment cette pauvre bête avait pu
périr lorsqu'il aperçut un serpent vert qui rampait tout droit dans sa
direction.
Comme le soleil l’éblouissait, il gardait ses minuscules yeux
fermés et léchait avidement l'air chaud avec sa langue pour sentir l'intrus qui
avait osé pénétrer dans son royaume de serpents. Lorsqu’il arriva à proximité
du crâne, il rouvrit ses yeux noirs et regarda l’aigle si fixement que l’oiseau
en eut le cœur pétrifié. Un vent fantomatique
siffla soudain au-dessus des dunes phosphorescentes, faisant tourbillonner le
sable et le transformer en gigantesques toupies déchaînées. Tout à coup la nuit tomba d’un seul coup, une
ombre de plomb recouvrit le désert, ouvrant ses griffes sinistres et
menaçantes.
"Que cherche l'aigle blanc et couronné de lumière dans
le désert brûlant et ténébreux, au royaume des morts et du serpent vert.
Pourquoi ne plane-t-il pas léger comme une plume au-dessus des éphémères nuages
? Ou bien, ami céleste ailé, un mauvais
sort t’aurait-il jeté à terre et t’aurait fait mordre la poussière ?"
siffla le serpent en transperçant l'aigle à nouveau d'un regard à nouveau si
glacial qu'une douleur aiguë lui fendit le cœur. Mais il ne trébucha pas et
répondit promptement et d’une voix impassible au serpent :
"Je voulais te voir, toi le corrupteur et faussaire de
vérité dont le venin vert est mortel, même pour l'aigle royal ».
"Depuis quand alors les aigles blancs s’aventurent-ils
dans le morne désert, au milieu du royaume du serpent maudit ?",
siffla-t-il en ouvrant sa gueule de manière à ce que le rapace pût voir ses
longs crocs empoisonnés.
"C'est peut-être pour découvrir un grand trésor inconnu
que les aigles intrépides se rendent dans le désert décharné mais rempli de
vagues souvenirs et de mémoires mortes », répondit l'aigle en suivant
attentivement chaque mouvement du serpent, dont la robe vert émeraude frémit et
frissonna de manière de plus en plus menaçante et résonna étrangement dans
l’épaisseur de la nuit.
"Comme ce buffle insolent qui a osé venir jusqu’à moi,
tu t'es aventuré également un trop loin dans ce désert sans issue", siffla
de nouveau le serpent et il tenta de le mordre d'un coup mortel. Mais l’aigle
eut juste le temps de l'éviter et de lui asséner un coup de bec bien placé sur
la tête.
Le serpent se tordit de douleur dans le sable.
"C'était vraiment stupide de ta part, alors que je
voulais enterrer la hache de guerre avec toi dans les sables mouvants de ton
désert. Tu sous-estimes la clémence du ciel, qui te pardonnera un jour, si ce
n'est déjà fait, sinon il ne s'appellerait pas lumière de grâce », dit l'aigle,
dont le plumage brillait de nouveau dans toute son immaculée splendeur et
semblait blanchir même la nuit alentour.
"Laisse tomber tes discours stupides et tes sentences
omniscientes, cette litanie pieuse que personne sur terre n'écoute plus depuis
bien longtemps. Adresse au ciel ton babillage monotone et ta sagesse
condescendante, mais ici, dans la banlieue de l'enfer abyssal, dans le désert
impitoyable et cruel, protégé et surveillé par la terrible Mère des ténèbres et
empoisonné par son incurable mélancolie, tes prêches sont vains et superflus
comme ton flot enchanteur de paroles creuses et insipides qui se délite en un
clin d’œil avant même de sortir de ton bec tordu. Même toi, messager ailé et
immaculé, envoyé de je ne sais quelle déité, je ne te crois pas. Tu n'es qu'une
nième impuissance devant la mort toute-puissante, un mirage pâle et défloré ,
une goutte d'eau infime sur la pierre lisse et incandescente chauffée par le
feu omniprésent de l’enfer, et je serai banni tant que mon poison jaillira de
la pointe de mes dents étincelantes et de l’épine de ma morsure mortelle et
éternels et bien cachés sont les antres
qui le stockent en moi et le produisent
malgré moi », proféra le serpent en se cabrant une fois de plus, énorme,
redoutable et fatal devant l'aigle.
"Tu sembles également avoir oublié à cause de ta malice
incorrigible et de ton verbiage
inépuisable de sarcasmes et de persiflages empoisonnés que ton poison mortel
peut aussi avoir l’effet contraire ! Guérir ! " s'exclama l’aigle en
déployant d'un coup toute sa robe de plumes blanches au-dessus du désert. Il
grandit de manière si impressionnante que le serpent fut profondément effrayé
par sa vraie taille divine, et un éclair s’abattit sur lui lorsque l'aigle lui
trancha la tête et l’engloutit à la volée.
L'autre partie du serpent frissonna encore dans le sable,
perdit lentement sa couleur verdâtre et vénéneuse, avant de devenir vitreuse,
de se briser en deux et finalement se réduire en particules de sable très fines
que le vent tourbillonnant emporta sans tarder au fin fond du Sahara. L'aigle
atteignit déjà l'équateur et une forêt dense s'ouvrait sous lui, une place
plutôt accueillante pensa-t-il.
CINQUIÈME PIERRE. TOPAZE. JAUNE.
Jaune comme la peau du lion dont parle cette pierre
miraculeuse.
L'aigle quitta finalement la forêt après s’y être reposé
plusieurs jours. Il atteignit bientôt une vaste steppe où, çà et là, un buisson
ou un arbre sortait sporadiquement de la terre brûlée. Il se posa sur un baobab
qui l’accueillit de bon gré.
Son regard se dirigea alors d'une haute montagne qui portait
un léger bandeau de neige à un groupe de zèbres paissant paisiblement dans la
steppe, puis à un lit de rivière étroit et presque asséché, avant d'être
captivé par le soleil couchant qui embrasait encore une fois la steppe d'un
rouge orangé profond. Et l'aigle loua
l'astre du jour qui jetait ses derniers feux sur la steppe rougeoyante, jusqu'à
ce qu'il disparaisse complètement derrière l'horizon. Les premières étoiles
commencèrent déjà à briller au firmament. Il ne vit plus qu'une paire d'yeux
jaunes et curieux qui jaillit un court instant devant lui avant de disparaître
aussitôt dans l'obscurité lorsqu'il ferma ses paupières et s'abandonna au
sommeil.
Le lendemain matin l'aigle vola aussitôt vers la rivière afin
d'étancher sa soif. Tous les animaux s'imprégnaient du précieux liquide et
étanchaient leur soif avant que le soleil du midi ne transforme la steppe en un
four incandescent. Mais lorsque les
animaux virent que l'aigle aux ses ailes aussi blanches et lumineuses que les
neiges éternelles du Kilimandjaro sacré, s'approcher de l'abreuvoir, ils
s'enfuirent pris de panique dans toutes les directions.
L'aigle s'étonna de leur réaction et de cette peur
incompréhensible et bien que sa soif fût aussi rapidement étanchée, son cœur
continuait à avoir soif de trouver une réponse à l'attitude craintive et
énigmatique des animaux.
Dans son dos un rugissement lugubre le fit sursauter.
C’était un énorme lion qui s'était approché de l'abreuvoir.
Il voulait savoir quel animal possédait comme lui le pouvoir absolu, d'effrayer
tous les animaux au point de les faire fuir à sa seule apparition. Le lion
s’approcha de l'aigle et l’inspecta d’un air altier sinon condescendant. Quand
le long examen silencieux fut apparemment terminé le lion grogna, ouvrant
grande sa gueule découvrant ses puissantes dents de carnivore : "Qu'est-ce qui t'amène, ô oiseau
inconnu, dans mon royaume pacifique ? Et pourquoi oses-tu effrayer mes pauvres
sujets qui sont tous sans exception sous ma protection entière ? T’ont fait un
mal quelconque dont j’ignore malheureusement la gravité ? Alors fais-le moi
savoir, s'il te plaît, afin que je puisse punir les coupables ! ».
"Si tes sujets ont quitté la steppe avec tant de hâte,
je ne peux m'empêcher de demander à Votre Altesse pourquoi ils sont devenus si
craintifs ? On dit que tu es le roi des animaux. Ta renommée et ton rugissement
sont parvenus jusqu'à mes oreilles dans la haute montagne, alors j'ai voulu non
seulement entendre ce rugissement de mes propres oreilles, mais aussi découvrir
de mes propres yeux ta renommée universelle », répondit l'aigle. Ainsi le lion,
flatté par les paroles de l'oiseau blanc, se mit à rugir une nouvelle fois si
fort que la terre trembla sous l'aigle.
"Et l'on prétend que tu es le roi des montagnes que le
battement de tes ailes est encore plus silencieux que le bond d'un chat qui
attrape la souris », dit le lion lorsqu'il estima avoir suffisamment intimidé
l'aigle par son rugissement. "Mais écoute, lion prétentieux déchu de sa
gloire et de sa royauté ! Je suis descendu des hautes montagnes jusqu'à toi,
dans la steppe, non seulement pour entendre tes bruyants rugissements, mais
aussi pour te destituer de ton trône et t’enlever la couronne dont tu as abusé
sans cesse par le passé ! " Le lion blêmit lorsqu’il entendit les paroles
de l’aigle, il secoua violemment sa crinière en signe de désapprobation.
« Instigateur de peur ! Tu es né pour être le roi des animaux
et promu sur son trône afin d’être le juste défenseur et administrateur de
leurs droits, tu étais destiné à être leur guide et leur refuge dans la
détresse ou la souffrance, et le pouvoir dont tu as hérité avait dû refléter et
incarner la sainteté et la majesté dont tu fus l’usufruitier. Mais en abusant de
ton pouvoir, tu as trahi la volonté céleste de manière ostentatoire et illicite
! C'est pourquoi aujourd'hui est ton dernier jour royal, ô lion déchu
!" À peine l’aigle avait-il fini
son discours que le lion pris de panique s’apprêta à le déchirer en mille
morceaux.
Une mer de lave monta inexorablement en lui, inonda et
enflamma ses muscles, de sa fourrure jaillirent mille étincelles et ses yeux
s'embrasèrent d'un feu terrible. Mais l'aigle par prescience avait déjà ouvert
son bec si grand que le lion, dans sa rage aveugle, sauta dans l’orifice béant
et fut instantanément dévoré.
L'aigle retourna vers à la rivière pour annoncer aux animaux
qui s’y étaient rassemblés de nouveau qu’il n’y avait plus de roi et qu’à
partir de ce jour ils seraient leur propre guide et maître.
Il se dirigea ensuite vers l'est, vers le soleil levant dont
les premiers rayons timides commençaient déjà à dorer le ciel du matin.
SIXIÈME PIERRE. GRANIT. GRIS.
Gris comme l'éléphant dont parle cette pierre
miraculeuse.
Comme la nuit s’annonça à nouveau sans lune et sans étoiles,
l’aigle chercha un refuge où il put se reposer sans être dérangé et trouva
finalement une grotte dans laquelle il put se cacher, il avait soudain peur et
il ne savait pas pourquoi. Il dut lutter encore longtemps contre cette peur
inconnue avant que le sommeil ne le prenne enfin dans ses bras et qu'il
commença à rêver de ses parents. Le lendemain matin, un vent froid et cinglant
soufflait dans les couloirs de la grotte. L'aigle se réveilla et constata avec
une profonde inquiétude que sa peur ne l’avait toujours pas quitté !
Au moment où il sortit malgré lui de la grotte, il comprit
vite l'origine de cette peur inexplicable. Au lointain, à l'horizon sud, un
ouragan gigantesque s’amoncelait se préparant à l’assaut. Il semblait receler
et concentrer en lui tous les maux dans son épais manteau.
L’aigle se souvint douloureusement de ses parents qui avaient
péri dans une de ces tempêtes funestes. Alors il jura de se venger sans délai,
et cette soif de vengeance assombrit de plus en plus sa noble âme comme les
nuages au-dessus de lui assombrissaient progressivement l’horizon.
Plus le ciel se chargeait de nuages noirs, plus l’ouragan
gagnait en force, plus ce sentiment de vengeance grandissait en l’aigle et le
projetait sans qu’il y réfléchît tout droit à sa mort et déchéance.
Il s’approcha déjà dangereusement de l'œil de l’ouragan qu’il
voulut arracher et jeter à terre.
Mais ses ailes eurent beau lutter contre les vents déchainés,
les arbres se plièrent et se brisèrent avec fracas et gémissement et tout ce
qui ne put pas s'accrocher à la terre fut immédiatement emporté comme une
feuille morte. L'aigle, taraudé et
tiraillé par sa soif de vengeance, continua à se battre contre tous les vents,
quand il sentit soudain quelque chose s'enrouler autour de ses pattes et le
tirer brusquement vers le sol. C’était
l’énorme trompe d'un éléphant qui réussit ainsi à capturer l'aigle, il gît
désormais à ses pieds tout ébouriffé et déplumé.
Lorsque l'aigle reconnut l'éléphant géant dans un dernier
éclair de lucidité, il perdit aussitôt conscience et tomba dans une profonde
syncope.
Un groupe d'éléphants surgit et se rassembla sur-le-champ
autour de l'aigle et formait un cercle dense et impénétrable afin de le
protéger de l'ouragan furieux qui se jetait en vain contre leurs corps massifs
et inflexibles pour ravir le trésor qu'ils cachaient au centre de leur
cercle.
Lorsque l'aigle se réveilla de sa torpeur il eut la bonne
surprise de se découvrir dans la grotte où il avait déjà passé la nuit
précédente, et sous son plumage soigneusement nettoyé et lissé, il aperçut une
haute pile d'herbe sur laquelle on l'avait soigneusement couché.
"Qui a fait tout cela pour moi ? Que s'est-il passé ?
"se demanda l'aigle en quittant la grotte pour trouver peut-être une
réponse à ses questions.
Alors tout lui revint en mémoire lorsqu'il vit plusieurs
éléphants brouter paisiblement près à l'entrée de la grotte, il frissonna de
tout son corps car il comprit enfin le danger mortel auquel il s’était exposé
la veille.
Pendant ce temps un éléphant se détacha du groupe et se
dirigea vers l'aigle d'un pas lent et mesuré.
Comment puis-je vous remercier tous ? murmura l'aigle.
"Nous croyions déjà que tu ne te réveillerais plus de ton traumatisme.
Nous autres éléphants nous n’ignorions point ce qui t'avait poussé à défier
l'œil du mal, mais je te le dis, et sache-le pour l'éternité, il a peut-être
arraché les plumes de tes parents, mais il n’a jamais pu toucher à leurs nobles
âmes qui, depuis sans que tu le saches, te conseillent, te protègent et
t'aident sans relâche à devenir un jour un véritable aigle !
Je t'ordonne maintenant de recevoir ma sagesse d'éléphant,
qui te protégera de tout autre futur danger. Mais je te prédis, et garde le
bien dans ta mémoire, que je pèserai lourdement en toi et que je réclamerai
chaque jour la meilleure part de toi !"…
Les sages n'eurent soudain plus la force de continuer à
regarder dans le cœur du granit, car il leur était pratiquement impossible de
jeter un dernier coup d'œil dans la gueule béante de l'aigle qui tentait
désespérément et avec toutes les peines du monde de dévorer l'éléphant. Après
plusieurs tentatives il y réussit finalement comme le fit savoir in extremis le
granit en se fermant.
SEPTIÈME ET DERNIÈRE PIERRE.QUARTZ. INCOLORE
Incolore comme les ailes de la libellule dont parle cette
dernière pierre miraculeuse.
Depuis longtemps l'aigle avait quitté le continent noir pour
retourner dans les montagnes, où il passa le reste de sa vie et où il put
accumuler beaucoup de sagesse et de force.
Mais il lui semblait manquer encore de quelque chose, et ce
manque le rongea manifestement.
C’est pourquoi il décida un jour reprendre le bâton de
pèlerin qui le porterait cette fois non loin de chez lui, vers les vallées
fertiles.
Voyant que tout allait pour le mieux il quitta son refuge et
fit ses adieux à la montagne en survolant chaque sommet et laissa tomber sur
chacun d'eux une larme qui devait plus tard donner naissance à de grandes
fleurs miraculeuses. Aujourd'hui encore elles saluent tous les pèlerins se
rendent au sommet de cette fabuleuse montagne.
L'aigle prit finalement congé et atteignit bientôt les
vallées où il comptait s'installer. Une
source clapotait joyeusement à ses pieds un arc-en-ciel se formait
glorieusement dans le ciel alors qu'il refermait ses ailes, désormais si
blanches et immaculées qu’elles brillaient dans la nuit comme un amas d’étoiles
sur la terre.
Tout à coup, l'aigle remarqua une libellule qui volait de
plante en plante et de fleur en fleur devant ses yeux émerveillés. Elle se
déplaçait avec une telle légèreté et rapidité que l'aigle éprouvait pour elle
un profond respect, mais il fut encore plus profondément touché lorsqu’il
découvrit toute la délicatesse de ses ailes finement ciselées et tissées de
lumière.
"Je pèse encore beaucoup trop lourdement, même si mes
ailes me portent sans effort vers des hauteurs vertigineuses. C'est mon moi qui
souffre du poids des souvenirs et de la sagesse. Je les jetterai désormais loin
de moi, car je le sais au plus profond de mon âme, qu’elles ne me serviront
plus. », s’avoua l'aigle et il avala la libellule qui avait déjà été sa
première nourriture dès les premiers jours de sa vie.
Ainsi le cercle s'était définitivement refermé sur
l'aigle.
Il resta encore sept jours et sept nuits dans la vallée
lorsque, dans la clarté palpitante d'une nuit étoilée, il déploya ses ailes
pour la dernière fois et disparut dans son immensité. C'est ici que se termine
le récit du quartz et le récit des sept pierres philosophales.
LA
FILLE DE L’ÉLYSÉE
Des siècles passèrent sans qu'un être vivant sur la terre ne
réussît à délivrer celle qui portait la flamme rédemptrice dans le tabernacle
de son cœur, le feu divin ayant le pouvoir de faire descendre l'Amour universel
dans l'âme désertée des hommes et y instaurer en même temps un nouvel âge d'or.
Au contraire, la fille de l'Élysée, le feu rose des aurores du soleil levant,
était devenue pour le commun des mortels soit une vulgaire fille de joie
traînant dans la pénombre des rues éclairées par une lune blafarde soit une
princesse lointaine et languissante qui attendait près d'un phare en ruines le
bateau royal à l'horizon qui ne venait jamais. Alors Zeus, Dieu suprême de
l'Olympe, décida d'envoyer son propre fils pour reconquérir sa fille que Pluton
avait arraché jadis de son front et enchaîné brutalement dans l'enfer. Son fils
alors fit l'holocauste de son statut de dieu en quittant ses ailes blanches et
duveteuses pour la peau aride et sèche des hommes d'alors et partit à la
recherche de celle qui était à la fois la fille de son père et son âme sœur.
D'abord il se maria avec Déméter avec laquelle il eut trois
enfants, les trois grâces qui étaient respectivement l'incarnation de l'amour,
de la joie et de la beauté brillant de tout leur éclat. Mais il savait bien que
sa quête n'était point terminée qu'il lui manquait toujours douloureusement
cette dernière clef, le droit prolongement de son épouse comme la lune est le
droit prolongement de la terre qui seule avait le pouvoir d'ouvrir la dernière
porte.
Un jour, immanquablement, écrit depuis des millénaires dans
la joie du feu des étoiles, par la même vibration du cœur, il reconnut la fille
de Jupiter, brisa les portes de l'enfer et y entra pour la délivrer. Mais
c'était mal connaître Pluton, le Dieu des Enfers, qui n'était évidemment pas du
même avis et qui s'acharnait à lui envoyer mille embûches et obstacles pour
empêcher jusqu'au dernier moment la réussite de sa quête. Mais le fils de Zeus
défia courageusement tous les obstacles et arriva enfin devant elle, lui tendit
sa main angélique afin de la reconduire vers son pays natal, les Champs
Élysées. Mais malheur ! Un dernier obstacle surgit et anéantit toute certitude
de la victoire finale tant espérée.
C'est elle, sa propre sœur qui ne le reconnut pas ! Elle refusa
même de le suivre car son cœur était las de tous les torts et malheurs que les
hommes lui avaient infligés et même en lui elle ne voyait que la suite
illusoire et tragique d'un autre prétendant qui ne pouvait pas la libérer. Elle
ne voyait, hélas, que sa forme humaine et extérieure.
Consterné par son refus qui a failli lui coûter la vie et par
la magie subtile de l'enfer qui fait toujours dire à la raison de l'homme"
non " quand son cœur veut dire "oui", il voulut déjà s'en
retourner, lors que, par un dernier acte de volonté, il implora son père de lui
venir en aide. Alors Zeus lui-même descendit de son trône en prenant la forme
d'un aigle royale et lança sa foudre dans l'obscurité environnante jusqu'aux
entrailles de la terre. Eurêka ! Un chant formidable se leva brusquement, une
joie indicible versa son feu dévorant dans le cœur de Perséphoné. Les yeux
dessillés, la magie millénaire tombée, elle reconnut enfin celui-ci qui était
venu la délivrer en prenant tous les obstacles et dangers mortels sur lui.
Et elle lui dit : " O toi, mon doux frère et maître, toi
qui as toujours porté le feu immortel et sacré dans le tréfonds de ton être
sans jamais le trahir, toi qui as porté toutes les affres et angoisses sans te
décourager, toi qui as affronté l'enfer sans tomber et la mort sans mourir, à
partir d'aujourd'hui c'est moi qui te porterai sans jamais défaillir."
Alors elle prit son frère olympien sur son dos, mais celui-ci
et afin que la charge ne fût pas trop lourde pour sa sœur bienaimée, se
transforma en un tout petit enfant et si léger comme les bordures roses d'un
nuage saluant le lever de soleil vers lequel les deux enfants de Jupiter se
dirigèrent dorénavant. Ce fut le début de l'âge d'or sur terre. Une fois la
fille de l'Élysée sauvée, toutes les autres créatures pouvaient être sauvées,
car dans chaque cœur est caché l'étincelle divine qui est appelé à rejoindre
tôt ou tard le foyer incandescent de l'Amour et la terre reconnaîtra en même
temps sa vraie destination qui est le soleil étant à la fois son père, son
fils, son frère et son époux. C'est comme une corde d'un instrument qui d'abord
fait vibrer par sympathie une autre corde puis une deuxième corde, puis une
troisième corde jusqu'à ce que toutes les cordes vibrent à l'unisson dans le
concert infini et intarissable de l'univers…
POÉSIES
L'HEURE BLEUE
Bleu le
soleil se couche. Bleu la mer se meut et touche le feu sacré, le bleu nacré. Et
l'homme en qui le dieu se couche et meut est né sur toute la ligne de l'horizon
en feu.
L'AMOUR
L’amour.
C'est
l'or de la lumière,
l'amour.
C'est l'harmonie de l'univers,
l'amour.
Le premier
baiser qui fait éclore la fleur, l'amour.
Le sourire céleste enfin
sur ton
visage divin
de l'illumination indélébile de ton cœur.
L'Amour.
AU CLAIR DE LUNE
Des doigts
de fée
minces et argentés
tirent les harmonies dorées du ciel.
C'est la
féerique lumière,
la lune douce laitière,
qui, aujourd'hui, s'est mariée
à l'or
de la lumière.
Et l'anneau nuptial qu'elle porte
en signe de lilial hyménée
est
l'archet des ductiles harmonies
où brille, à travers les symphonies de
l'univers
en illuminant la terre entière,
l'or translucide du divin soleil
comme une goutte brûlante de suprême miel.
FETE AUTOMNALE
Une
feuille tombe doucement sur la terre.
C'est l'automne.
Un vent
léger ploie les fleurs et ravit leurs vêtements.
C'est l'automne.
Le soleil
bas dorénavant ne donne plus de chaleur.
C'est l'automne.
La
feuille et la fleur se gorgent du dernier rayon long.
C'est l'automne.
Et elles
s'en vont à la fois tristes et éclatantes.
C'est l'automne.
La vie exaltée qui marche à son enterrement.
L'AZUR
Les
nuages passent et passent,
o sublimes chimères
qui broutent sur leur passage
l'azur chaste et d'outremer.
Un vent
les chasse
et les défeuille
dans l'azur vaste,
vivant cercueil.
Tes yeux
sont bleus
à ne voir que l'azur,
l'abîme et l'auguste cime
de nos plus
profondes douleurs.
Heureux
donc je dis
qui caresse une chimère
et fait pousser des nuages
qui glanent les
fruits d'azur.
Ainsi
atteint-on
à la gloire du soleil d'outremer
et le vent qui encore nous chasse
nous éclaircira ailleurs!
L'ENFER DES POÈTES
Le soleil
est un cadavre qu'engloutit la mer dans une étreinte macabre qui inonde de sang
la terre.
Là où le
ciel se marbre d'un réseau infini de couleurs où les vagues déferlent sur les
sables, là mourut la lumière.
Tristesse
des sables qui chantent désormais l'amour sanguinaire de la terre voluptueuse
et marâtre avec le ciel chaste et débonnaire.
Pourtant
le feu in extremis a râlé une étincelle diamantine par la grâce vivifiante
d'Artémis pour imaginer une nouvelle héroïne.
C'est
Vénus, le Berger, l'étoile du soir qui, en brillant sur l'amour avorté, pareil
à la chair dédorée de l'ostensoir n'évoque en rien la gloire du macchabée.
C'est
pourquoi, ô poète, gare à ton agonie, sonde ailleurs de mourants havres, parce
qu'à force de créer de riches désharmonies, le cœur ne cueille que de pauvres
cadavres.
CHANT D'UN ANGE DÉCHU
Au recoin
le plus sombre de l'univers vibre encore une parcelle de lumière. Pourquoi donc
Dieu, ineffable grandeur, n'est-il que ténèbres dans l'éclat de mon cœur?
Soleil et lune, astrales merveilles, illuminent le monde, mon cœur reste noir,
à jamais pareil. Noir comme fut le néant avant le premier jour qui ne comprît
point la naissance des soleils alentour. Aveuglé, mais omnipotent,
il se
retînt pour prendre naissance dans mon cœur diamantin. Ce cœur qui à la fois
sait et ignore, est devenu l'abîme de sa propre lumière. Ainsi qu'un rayon d'or
en sombrant dans sa peine, peu à peu perd-il le savoir qu'il est l'or suprême.
LE NÉGRILLON
Soudain
au milieu d'obscures pâleurs, jaillit une étrange, incompréhensible lumière.
Le hâle
de sa peau, son regard majestueux, tout en lui est de l'or et il marche comme
un dieu.
La gloire
de ses perles; sa bouche, fruit du grenadier, est mûre telle une pomme qui
éclate dans un panier.
Son front
silencieux, merveille de riches profondeurs, se meut astralement parmi
d'ineffables splendeurs.
Son rire
lumineux, ses narines qui hument l'air, rafraîchissent notre vie et épurent
l'atmosphère.
Et entre
ses sourcils, vierges de tout malheur, repose, ornement rare, reflet d'un
indicible bonheur, le diamant noir, trésor de la plus haute antiquité,
l'incarnation vivante du soleil au cœur de nos pâles obscurités!
PERCEVAL
Que la
nuit est profonde et profondes sont ses mystères, que la lune est belle et
ronde telle la table d'émeraude d'Arthur.
J'ai
cherché nuit et jour pour percer le mystère, j'ai affronté mille morts, je fus
seul avec mon meurtrier.
Dans la forêt sombre, j'errai par ci par là,
projetant mon ombre dans l'Apsou de l'Au-delà.
Las de
survivre à mes désespoirs cruels, je me noyais dans mon cœur ivre de mensonges
sempiternels.
Je
rôdais, bête féroce qui dévorait sa propre chair, hanté par la démence et le
poison puant de mon cœur.
Astre
froid, âme vagabonde, je pleurais avec les spectres sépulcraux des bois quand
soudain, dans les ténèbres moribondes, j'entendis cette divine voix :
"Cesse
de vouloir connaître le fin fond de l'abîme, apprends à renaître
et à mourir à toi-même."
J'ai
cherché nuits et jours pour percer mon mystère, à l'aube du millième jour
j'installai mon éternelle demeure.
Que la
nuit est profonde et profondes sont ses mystères, que la lune est belle et
ronde, Avé Lucifer !
NOVEMBRE
Gris sur
gris comme s'il n'est d'autre monde où la couleur ne pût vêtir une autre
couleur pour chasser la tristesse, hélas partout féconde engendrant des
monstres dans nos cœurs déserts.
Les
arbres d'ores et déjà sont en deuil, squelettiques et hagards, ils balancent
leurs branches, une rafale glaciale ravit les dernières feuilles et les jette
ou dans la bourbe ou dans la fange.
Est-il
matin ? Est-il soir ? Personne ne saurait le dire, le temps même nous nargue
jusqu'au désespoir en mêlant confusément nos larmes aux rires.
Où aller
donc ? Et où périr ? Plutôt ailleurs que dans ce port spectral où les morts
ressuscitent et les vivants se meurent où tout semble baigner dans une lumière
sépulcrale.
Hélas ! Il n'est plus d'immortel espoir !
Le soleil blafard a sombré dans la brume.
Regarde une dernière fois la courte blancheur des
mouchoirs avant qu'ils ne soient corrompus par le rhume !
LA POÉSIE RÉVOLTÉE
Je suis
la rosée des arbres qui se cabrent, les vents solaires balayant les terrains,
je suis le suc des fruits qui en s'entrechoquant, crachent convulsivement l'or
pur des pépins.
Je suis
l'âme nucléaire qui fait trembler la terre, qui renverse les astres et troue le
ciel, je suis l'accalmie qui après ce désastre répand le miel lénifiant sur ses
crimes cruels.
Je suis
le cri flamboyant qui vibre à travers la braise des cendres qui illuminent ma
renaissance mortellement ivre en cette polyphonie radieuse et sublime :
"Vogue
la galère car je suis libre! Gagnons vite après la chute de nos astres en
perçant les feux torrentiels et brûlants des givres, le vide sacro-saint de nos
cimes terribles!
MYSTERE
O joyaux
enchanteurs!
Les étoiles au firmament
brillent comme des diamants.
O joyau dans mon cœur!
QU'EST-CE QU'UNE ÉTOILE?
C'est un
arbre à cinq ou plusieurs branches
où se reposent après leurs enchantements
les
harpes et les flûtes des anges.
QU'EST-CE QU'UN ANGE?
C'est un
oiseau irrésistiblement beau
dont les ailes en se déployant
frappent l'azur de
longs et purs échos.
CONTEMPLATION
Regarde
comme les choses
sont pleines et tranquilles
et se transforment incessamment
en
une chose rose et inutile.